Amandine désigna derrière elle l’interminable hall.
— Je viens de parcourir quelques étages du bâtiment : même scénario. Peu de cas, mais quelques-uns quand même, à droite, à gauche. Aucun lien apparent entre les malades. Des services et du personnel frappés de façon aléatoire, à première vue.
S’il y avait bien un mot que Jacob détestait, c’était « aléatoire ».
— Tu as dit « à première vue. »
— Depuis tout à l’heure, je creuse le sujet. Il y a deux points qui ressortent. D’abord, la concomitance des premiers cas de maladie : tout s’est passé à partir de vendredi, ce qui nous porte à penser qu’il s’agit de notre virus. Certains employés sont restés chez eux, trop atteints, d’autres ont certainement résisté et sont quand même venus pour finir absents lundi.
— Vendredi, répéta Johan, comme pour Buisson et Durieux. Ça impliquerait qu’ils ont attrapé le virus aux alentours de mercredi. Et tous en même temps, donc.
Amandine fixa son chef dans les yeux.
— Tous ces malades touchés par notre H1N1… De quoi parle-t-on ?
Jacob serra les mâchoires.
— Désolé, mais je ne peux pas en parler.
— On n’est pas dupes, trancha Amandine, et on doit savoir si on veut bien bosser. Si on met de côté le fait qu’une volée d’oiseaux migrateurs ait pu pénétrer ici, la semaine dernière, et contaminer tout le monde instantanément, on parle bien d’un acte délibéré, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui veut s’en prendre à la justice ? Y a-t-il un meilleur endroit qu’ici ?
— Entrons… se contenta de répondre Alexandre.
Amandine et Johan échangèrent discrètement un regard grave. Ils pénétrèrent tous trois dans le Palais, jusqu’au poste de sécurité. Des gendarmes filtraient les entrées. Comme dans un aéroport, les scientifiques déposèrent leurs sacs, clés, blousons dans une corbeille qui avança sur un tapis roulant pour passer sous un scanner. Eux-mêmes durent franchir un portique équipé de détecteurs de métaux. Amandine fut bloquée par un gendarme lorsque le système sonna.
L’homme s’approcha avec un détecteur manuel.
— Plus rien dans les poches ?
Amandine fouilla et en sortit un peu de monnaie.
— C’est sans doute ça…
— Vous pouvez ôter votre masque et le poser dans le bac ? Je vais procéder à un contrôle.
— Pourquoi je devrais ôter le masque ? Je suis déjà passée sous le portique tout à l’heure, rien n’a sonné. J’ai juste bu un café dans le Palais, d’où la monnaie.
— S’il vous plaît. Des éléments peuvent être cachés dans ou même entre le masque et votre visage.
Amandine hésita, Jacob la fixa, lui intimant d’obéir. À contrecœur, elle se plia à l’exercice et abaissa la protection sur sa poitrine. Le gendarme passa le détecteur autour de son corps. Amandine gardait la bouche fermée. L’homme était juste en face d’elle.
— Désolé, c’est la procédure.
Il lui avait parlé en pleine face. Amandine retenait son souffle.
Après le contrôle, elle se précipita vers les toilettes et se passa le visage sous l’eau, puis elle se frotta avec du savon aussi fort qu’elle le put. Ses mains tremblaient.
Dans la foulée, elle goba des cachets et s’empressa d’enfiler un masque neuf.
[24]
Jacob et Johan s’étaient arrêtés au milieu du long couloir voûté, bordé d’impressionnantes colonnes en pierre blanche. Johan leva la tête, fixa les caméras en forme de boules présentes dans tous les coins.
— Quelqu’un est venu avec un virus inconnu et l’a libéré quelque part dans ce Palais de justice, avec pour objectif de contaminer des gens, supposa-t-il. De répandre un virus grippal inconnu.
Il fixa Jacob.
— Dites-moi que je fais fausse route.
Le chef du GIM se passa une main sur le visage. Ses traits, ses yeux rougis trahissaient sa fatigue. Depuis la découverte des cygnes, il n’avait pas dû dormir beaucoup, sollicité de tous les côtés. Le pire des scénarios catastrophes se mettait en place : un fou se baladait en liberté avec un virus grippal non référencé et, semblait-il, extrêmement contagieux.
— Dans ce dossier, on ne doit pas perdre de vue nos objectifs. Nos consignes viennent d’en haut et sont très claires : il nous faut nous concentrer sur le virus en restant discrets. Le connaître au mieux, le traquer, essayer de savoir d’où il vient. Je suis le seul habilité à communiquer avec les services de police. Et personne ne parle à la presse. Faites le job, c’est tout.
Amandine fulminait intérieurement. Pourquoi ne leur disait-il pas qu’ils avaient raison ? Fichu confidentiel défense…
Jacob suivit du regard des policiers, des gendarmes en faction, des prévenus, des hommes de loi qui évoluaient comme des électrons libres.
— Réfléchissons, et supposons, je dis bien supposons, que quelqu’un veuille répandre un virus grippal ici. Comment atteindre toutes ces personnes en même temps, hormis avec une espèce d’aérosol qui permettrait aux particules de flotter dans l’air durant quelques secondes ? Il y a des caméras et des gendarmes partout. Et puis, c’est trop vaste. Il aurait fallu que des gens traversent le nuage pile à ce moment-là.
— Il a peut-être utilisé d’autres voies de propagation privilégiée que l’air, suggéra Johan. L’eau, mais ça fonctionne mal avec la grippe, ou alors…
— La nourriture, fit Amandine, j’y ai pensé. C’est le deuxième point dont je voulais vous parler. Suivez-moi. Et mettez un masque.
Ils évoluèrent dans le couloir, anonymes parmi les anonymes. Leurs masques attirèrent quelques regards, mais sans plus. Ici, personne ne se connaissait, et chacun se fichait des autres. Le porteur de virus devait le savoir.
Amandine en profita pour parler de l’article de La Voix du Nord.
— C’est un des pompiers présents quand on a retrouvé des cygnes morts qui a lâché l’info, expliqua Jacob. Mais ça n’aurait pas changé grand-chose, de toute façon. Il y a eu un papier en Belgique hier sur les cygnes de la réserve naturelle du Zwin. Comme ils avaient dû évacuer les promeneurs, ce n’était pas passé inaperçu. Ça commence à fuiter aussi en Allemagne. Maintenant, les réseaux sociaux ont pris le relais. On a désormais la presse sur le dos.
Il parlait tout bas, à la limite du murmure.
— Les journalistes veulent savoir ce qui se passe. Pour désamorcer un peu, le ministère a décidé de lancer une dépêche AFP en précisant que le virus qui a tué les oiseaux n’était pas le H5N1, mais de type H1N1, qu’on était en train de l’identifier. Ils vont y aller par paliers. Les oiseaux d’abord, les humains ensuite…
Ils traversèrent la salle des pas perdus, sur laquelle veillaient, à quelques mètres de hauteur, les statues de Charlemagne, Napoléon, Saint Louis et Philippe Auguste. Ils dévalèrent ensuite une volée de marches qui les mena devant un guichet fermé. Sur la droite, une autre porte sur laquelle était inscrit : « Restauration ». Amandine tenta de pousser sur le battant, mais c’était fermé à clé. Elle frappa avec insistance.
— Ce restaurant, c’est le point commun entre Buisson, notre retraité actif, et Durieux, qui bosse à l’administratif du 36. J’ai appelé sa femme juste avant votre venue : Durieux mange presque tous les jours ici. Quant à Buisson, il a déjeuné derrière cette porte mercredi dernier avec son fils, un greffier. Les deux hommes ont eu rendez-vous sur les marches, comme nous, sont venus ici, ont mangé et sont ressortis. Il faudrait faire le tour des personnes malades pour vérifier, mais… s’il y avait un endroit où vous voudriez contaminer un maximum de personnes venant de tous les secteurs de la police et de la justice, lequel choisiriez-vous ?