Le flic traversa le pont Charles-de-Gaulle, passa devant la gare d’Austerlitz et se dirigea vers le 5e arrondissement. En route, il appela Jules Chapnel, un collègue du groupe Disparitions de la BRDP basée rue du Château-des-Rentiers, et lui expliqua le topo : quatre hommes disparus de milieux défavorisés, ces dernières semaines. Chapnel et son équipe ne comptabilisaient pas moins de trois mille disparitions inquiétantes annuelles, rien qu’à Paris. A priori, il n’avait pas eu vent d’affaires en cours concernant des SDF, mais peut-être ses collègues ? Chapnel promit de se renseigner, au cas où, et raccrocha.
Vingt minutes plus tard, Sharko se gara dans un parking souterrain à proximité du boulevard du Palais et remonta en direction du Quai des Orfèvres. Lorsqu’il entra par la porte principale du bâtiment, escalier C, des hommes qu’il n’avait jamais vus — du personnel de santé, vu leurs blouses, leurs gants et leurs masques — surgirent de l’ombre, lui demandèrent de regagner son service et de ne plus en sortir en attendant les instructions. Des têtes et des équipements à faire peur. Sharko songea à tous ces films sur les virus, et il en eut la chair de poule.
Lorsqu’il se renseigna, on lui répondit qu’il s’agissait d’un exercice.
Mais on ne trompait pas un flic comme lui.
Sharko comprit immédiatement qu’on lui mentait.
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Franck Sharko et Lucie Henebelle patientaient dans leur bureau depuis plus de deux heures, sans nouvelles de ce qui se passait réellement. Camille les avait rejoints.
Pour le moment, tous trois pensaient aux scientifiques en tenue et aux médecins qui étaient embusqués à l’intérieur du bâtiment et qui filtraient les entrées et les sorties. Qui étaient ces gens avec des masques qui les empêchaient de faire leur boulot ? Pourquoi ne leur disaient-ils rien ? Tous les chefs de groupe et les responsables avaient été convoqués pour une réunion urgente, avec des gens haut placés du ministère de l’Intérieur et de la Santé.
— Vous pensez que tout ça a un rapport avec la grippe ? demanda Camille.
— J’en ai bien l’impression, répliqua Franck. On est que trois dans l’équipe, on devrait être cinq. Robillard et Levallois sont malades comme des chiens. C’est comme ça dans tous les services. Ça fait beaucoup d’un seul coup, c’est ça qui est bizarre. Comment tu te sens, Camille ?
— Ça va… Enfin, façon de parler. Je pense encore au message sur l’ordinateur de Nicolas, avec les trois cercles. Je croyais tout cela enterré.
Collée à la fenêtre, Lucie n’en menait pas large. Elle n’avait jamais vu Pascal Robillard malade de la sorte. Elle l’avait raccompagné, la veille, l’avait côtoyé de près. Il n’avait pas arrêté de tousser dans la voiture, et même s’il avait mis son écharpe devant sa bouche, avait-il pu la contaminer ?
Sharko regardait Lucie, inquiet. Il n’arrivait pas à s’ôter de la tête les paroles qu’avait prononcées Nicolas. Quand l’Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n’aurez aucune chance. Cette histoire n’est pas terminée et vous n’auriez jamais dû mettre les pieds dedans.
Existait-il un rapport entre ces mots et ce qui se passait en ce moment même dans leurs couloirs ? Un appel téléphonique le tira de ses pensées. À l’autre bout de la ligne, c’était un technicien du laboratoire de police scientifique : on venait de lui envoyer par voie informatique les profils ADN des quatre squelettes.
Dans la foulée, Franck passa des coups de fil et envoya les demandes de requêtes au FNAEG : le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. Cette petite distraction lui fit passer le temps, jusqu’à ce qu’il reçoive un autre appel en provenance du département Chimie. Le technicien qui était en ligne s’appelait Marc Langeolier.
— Ça concerne le casque avec sa lampe frontale que vous avez retrouvé dans l’étang. Pas de présence de cheveux, et on n’a pas pu relever d’ADN à cause du séjour dans l’eau. Par contre, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais le casque, à l’origine blanc, avait une teinte qui virait au jaune très clair, couleur qui s’effritait en grattant un peu. On a analysé cette substance, également présente sur la lampe, la sangle de maintien… C’est du H2S : du sulfure d’hydrogène.
Sharko nota le nom sur un coin de feuille.
— Le gaz à l’odeur d’œuf pourri, c’est bien ça ?
Il regarda Camille : elle écoutait avec discrétion.
— Exactement. On le trouve dans les cuves, les fosses, les puits, les égouts, les caniveaux. Bref, tout ce qui draine de la matière en décomposition.
— Notre homme aurait un métier en rapport avec ce que vous venez de citer ?
— Pour que ce gaz se retrouve en une telle concentration sur le casque, cela me paraît une option plus qu’envisageable. Et n’oublions pas la lampe frontale. Ça colle bien avec un environnement de type égouts, tunnels, sous-sol.
Sharko pensa aux quantités d’acide qui avaient permis de dissoudre les corps… Aux vapeurs puissantes qui avaient dû se dégager… Les acides devaient être parfois utilisés en dernier recours pour déboucher les canalisations. Leur homme avait un rapport avec le milieu industriel, la maintenance…
— Merci. Et pour les autres indices qu’on a trouvés autour du cadavre ? La menthe…
— La menthe en feuille, oui, celle qu’on cultive au jardin. Nous avons aussi récupéré, proche du cadavre et de son chien, de petits morceaux d’éponge que nous avons passés dans le spectromètre de masse. On en a déduit qu’ils étaient imprégnés de vinaigre, d’absinthe et de laudanum.
— Du laudanum ?
— On l’appelle également du vin d’opium, il existe depuis des centaines d’années. On le trouve encore en pharmacie sous forme de gouttes, même s’il n’est plus vraiment utilisé. Il peut être un substitut de certaines drogues dures comme l’opium.
— Et donc, ce mélange de laudanum avec le vinaigre et l’absinthe ?
— Je ne sais pas… drôle de cocktail. On en imprègne l’éponge, on la plaque sur son visage, ça doit shooter pas mal, donner comme un sentiment de puissance, d’invincibilité, comme le fait l’opium.
Sharko le remercia et raccrocha.
— De la menthe, de l’absinthe, du laudanum ? répéta Camille, intéressée. Sur quel genre d’affaire vous êtes ? Nicolas ne m’a rien dit.
Avec Camille, Sharko avait l’impression d’avoir affaire à une Lucie bis. Elles étaient pareilles, toutes les deux, et c’était sans doute pour cette raison qu’elles s’entendaient si bien.
— Parce que ce n’est plus ton job, Camille, et que Nicolas ne peut pas te parler de toutes nos enquêtes. Il y a d’autres sujets de conversation bien plus intéressants que de savoir comment des tarés s’y prennent pour tuer des gens, tu ne crois pas ?
À cause de l’attente, chacun était peut-être un peu trop nerveux, l’ambiance était électrique. Camille préféra retourner dans son coin.
Nicolas Bellanger entra enfin dans l’open space, des feuillets roulés dans la main droite. Chacun comprit, à voir sa tête, que les nouvelles n’étaient pas bonnes.
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Nicolas adressa un sourire crispé à sa compagne. Camille n’aimait pas le voir comme ça, grave, inquiet, fatigué. Le capitaine de police inspira un grand coup, avant de lâcher :
— Tous ces gens, en bas, viennent de l’Institut Pasteur de Paris. Nous venons d’avoir une réunion avec le directeur de la Santé et divers responsables qui ne disaient qu’à demi-mot ce qui se passe vraiment. Le ton est vite monté. Nous savons, mais, officiellement, rien ne doit sortir de ces murs. Vu les interrogations qui montent, la pression des journalistes, le gouvernement devrait communiquer très vite de manière officielle.