— Ils réagissent à l’instinct, l’interrompit Camille. Ils deviennent incontrôlables. Dangereux…
Nicolas tendit un imprimé à chacun.
— Sur ces nouvelles réjouissantes, voici un document à remplir tout de suite, pour l’Institut de veille épidémiologique. Ils veulent des infos sur tous ceux qui ont été en contact avec des malades. Des médecins s’organisent en bas, on va nous donner des médocs pour enrayer la progression de la grippe. Si on n’a pas de symptômes, ils ne nous empêchent pas de bosser, ils ne veulent surtout pas de paralysie des services de l’État, ce serait la pire des choses. Tout doit paraître « normal » aux yeux des citoyens.
Sharko poussa un grognement.
— Normal ? T’as vu le bordel ? Mon bureau ressemble à un champ de paperasse, mon ordinateur déconne encore, la moitié des sièges sont vides. On est déjà bien touchés, quand même.
— Et ce n’est sans doute pas fini, mais on va prendre des précautions. Ils vont nous distribuer des masques qu’il faudra enfiler au moindre signe, éternuement, ou courbatures. Ils vont nous expliquer tout ça. Arrêter ce ou ces types devient la priorité numéro un des services de la Crim et de l’Antiterrorisme. La DCRI[14] est aussi sur le coup. Notre équipe — ou ce qu’il en reste — est particulièrement concernée, notamment à cause de la lettre en peau et, surtout, de notre enquête de l’année dernière. Tous nos documents et dossiers qui concernent cette affaire vont passer chez nos voisins de bureau et à la DCRI. Tout le monde doit être au courant.
— On a fait le tour. Ils ne trouveront rien.
— Ils veulent ces dossiers, laissons-les-leur. S’ils avaient su avant, ils auraient percuté en découvrant les trois cercles sur l’île Rügen, on aurait gagné du temps. Nous, on va bosser en coordination avec eux et des scientifiques de Pasteur, c’est acté. Un serveur sécurisé d’échange de données va être mis en place sur notre extranet. On se partage les infos, dans la mesure du raisonnable, évidemment. Si le ministère de l’Intérieur ou de la Santé a besoin de nous pour une enquête, des recherches, une intervention ou je ne sais quoi, on doit être dispos. Pareil dans l’autre sens : on reste transparents sur nos avancées. Bref, on travaille main dans la main.
— Et on fait comment, on se dédouble ?
Camille trépignait. Elle aurait voulu aider, participer, mais elle était cantonnée dans son bureau, à régler la paperasse et remplir des fiches de paie.
— Je vais voir auprès du divisionnaire Dumortier et essayer de récupérer des effectifs à plein temps, dit le capitaine de police. On met un frein, s’il le faut, sur les affaires en cours. On définit les priorités, on laisse tomber la paperasse qui n’est pas nécessaire pour le moment et on y va à la débrouille.
Sharko secoua la tête.
— Je ne veux pas laisser mes squelettes. Un autre genre de fou furieux armé de couteaux longs de quinze centimètres court dans la nature.
— Peut-être, mais ça reste une priorité moindre.
— Tu trouves ? Un pauvre type, son chien, quatre cadavres bouffés à l’acide et un tueur qui se shoote avec de l’opium mélangé à de la menthe, c’est pourtant pas mal.
— Comprends bien que ça risque d’être le chaos dans les heures et les jours à venir. Les absents risquent d’être encore plus nombreux. Les collègues vont commencer à s’affoler. Prends un type comme notre commissaire Berliaud par exemple… Hypocondriaque… Sûr que demain, on ne le voit plus. On n’a jamais connu un truc pareil. Va falloir s’adapter. (Il regarda sa montre.) Déjà, putain… J’enchaîne sur une réunion avec Dumortier, une cellule de crise se met en place. Évidemment, je vous le répète, nous, on ne communique pas là-dessus. En attendant… continuez à travailler comme vous pouvez, faites avec les absents. En espérant que plus personne ne tombe malade. Nos services ressemblent à un jeu de quilles renversé et les appareils pour les remettre en place sont en panne.
Il fixa Sharko dans les yeux.
— Tu l’as dit, Franck, le responsable de tout ça est entré chez nous, dans la maison. Ici, dans notre bureau. Il s’en est pris à nos collègues de travail. (Ses yeux plongèrent dans ceux de Camille.) Il s’en est pris à nous…
Quelque chose brillait dans ses iris. Une étincelle mauvaise, qui allait au-delà de tout discours.
— Je veux retrouver ce salopard.
— Je crois que tu n’es pas le seul. Et ça fait plus d’un an que ça dure.
Ambiance plombée, limite morbide. Nicolas s’isola avec sa compagne dans un coin de l’open space. Il lui prit les mains.
— Tu vas voir les médecins, d’accord ? Tu suis les traitements à la lettre, tu te protèges. Ton organisme est encore fragile, cette grippe ne doit en aucun cas passer par toi.
Camille acquiesça.
— Je vais faire attention. Promis. Si vous avez besoin d’aide, tu sais que tu peux compter sur moi. J’ai un ordinateur, je peux faire des recherches. Tu sais que je ne suis pas trop mauvaise dans ce domaine-là…
Nicolas s’efforça de lui sourire.
— Je sais, Camille, je sais. Tu m’attends pour rentrer ce soir, OK ? Je ne veux pas que tu retournes seule à l’appartement.
Camille hocha la tête. Elle avait les mains froides. Le téléphone de Nicolas sonna. Camille l’embrassa furtivement, salua Franck et Lucie avant de disparaître. Bellanger répondit à l’appel et revint vers ses subordonnés après avoir raccroché.
— Les services informatiques ont des nouvelles sur CrackJack, le nom écrit au bas du virus. Allez-y. À partir de maintenant, on ne les lâche plus.
[28]
Une demi-heure plus tard, Lucie et Franck se trouvaient dans le département informatique de la police scientifique. Les services étaient situés à deux pas du Quai des Orfèvres, mais les flics avaient dû auparavant remplir leur fiche de renseignements, répondre aux questions d’un médecin et avaler des antiviraux. Un paquet de cinq masques emballés traînait dans leurs poches respectives.
L’expert qui les attendait s’appelait Guillaume Tomeo. Il aurait pu être le fils de Sharko. Ces cracks de l’informatique naissaient avec un clavier et une manette de jeu dans la main, et ils donnaient parfois l’impression de vivre dans un monde parallèle fait d’octets et possédant son propre langage. Il les salua et se tourna vers son écran. À côté de son ordinateur, il avait empilé en pyramide des cannettes de Coca vides.
— Bon… On a bossé comme des dingues à trois sur le sujet. C’est moi qui vous fais le bilan.
— Simple et compréhensible, le bilan.
— On va essayer. Le Darknet, vous connaissez ?
— Rafraîchissez-nous la mémoire.
— Très bien. D’ordinaire, pour aller sur un site Internet, vous ouvrez votre navigateur, tapez une adresse, www.quelquechose.com, d’accord ?
— Jusque-là, on comprend.
— Le site, vous en entendez parler ou vous le trouvez par les moteurs de recherche. Rien de plus simple. Mais imaginez un réseau de l’ombre, une Toile de sites inconnus, anonymes, qui restent invisibles aux yeux des moteurs de recherche et qui, surtout, sont inaccessibles par les navigateurs classiques. Autrement dit, vous n’avez aucune possibilité de les atteindre ni de surfer dessus.
Il cliqua sur une icône représentée par le dessin d’un oignon, qui lança un logiciel intitulé « SCRUB ».
— On navigue tous à la surface d’un immense océan lorsqu’on va sur Internet. Parfois on s’enfonce de quelques mètres sous la surface de l’eau. On va sur des sites pornos, on regarde des vidéos un peu dégueu, on se rend sur des forums avec des parties privées où on échange des propos racistes, par exemple… Enfin, quand je dis « on », je ne parle pas de moi.