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— Je cherche Jasper.

L’homme haussa les épaules, à moitié dans les vapes. Sharko poursuivit sa recherche, déclencha quelques regards hostiles de laissés-pour-compte aux allures de camés. Ils avaient chacun leur coin, leur territoire qu’il valait mieux respecter. Le flic se demanda si les services sociaux descendaient de temps en temps dans ce sinistre endroit.

À sa question « Où est Jasper ? », toujours la même absence de réponse.

Très vite, sa silhouette disparut dans l’ombre, tandis qu’une odeur d’urine saturait l’air. En hauteur, un feu de signalisation éteint. Encore des panneaux d’avertissement qui indiquaient que les berges étaient dangereuses, que l’eau pouvait monter d’un coup. Un chien aboya ; ses cris résonnèrent contre le béton voûté du tunnel. Sharko se laissa guider par les sons. De grosses gaines techniques couraient au-dessus de sa tête. Au ras de l’eau, la température avait baissé, la surface mouvante était noire, comme polluée de tristesse.

Le sol se mit à vibrer, le flic rentra la tête dans les épaules comme si le ciel allait lui tomber dessus. C’était juste le métro qui passait par là, avec, pas loin, l’arrêt « Quai de la Rapée ». L’Institut médico-légal était pile au-dessus. Les corps de ces pauvres laissés-pour-compte n’auraient pas loin à aller.

— Impressionnant, ouais… À force, on l’entend même plus.

Franck se tourna vers la voix. Un homme au teint gris était couché sous une arche, fondu dans le décor. Son chien, un bâtard au poil rêche et crasseux, trouva tout juste la force d’aboyer une fois ou deux. Usé, laminé, comme son maître, mais fidèle. Sharko se demanda qui de l’homme ou du chien y laisserait sa peau le premier.

— Jasper ?

L’homme tira une bouteille d’un vieil emballage en carton et en but une généreuse rasade. L’odeur qui l’entourait était insupportable, peut-être pire encore que celle de la mort.

— Je dégagerai pas d’ici. Toi, les autres, allez vous faire foutre.

— Je suis venu te parler de tes deux copains qui ont disparu.

Derrière son épaisse barbe, ses yeux gonflés, ses joues creusées, l’homme n’avait pas d’âge. Peut-être 50 ans. Mais il pouvait en avoir dix de moins.

— Je suis allé voir les connards de flics, là-bas, en face. Personne m’a cru, tout le monde s’en tape.

— Je suis un connard de flic, et je ne m’en tape pas.

Sharko se baissa, lui tendit une photo des quatre squelettes. Elle avait été prise sur la berge de l’étang. Les os reposaient sur la bâche bleue, et on distinguait bien les crânes avec les restes de cheveux.

— Tes deux potes sont sans doute sur cette photo, et pas au meilleur de leur forme. On les a retrouvés au fond d’un étang, du côté de Meudon. Leurs corps ont été bouffés par de l’acide. Alors, je veux bien que tu m’expliques ce qui s’est passé.

Jasper avait dû avoir les yeux d’un beau bleu, mais la couleur de ses iris était devenue terne. Comme passée à l’essoreuse.

— Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Pourquoi on leur a fait ça ? C’est qui, les deux autres ?

— On ne sait pas. C’est pour essayer de comprendre que je suis là.

Jasper considéra encore la photo de longues secondes, puis se redressa. Bouffée de puanteur en plein dans les narines. Une bouteille de vin vide roula et manqua de tomber à la flotte. L’homme s’empara d’une vieille lampe placée au-dessus de son barda, alluma, tapota dessus. Une faible lueur surgit de la minuscule ampoule.

— T’as pas peur du noir ?

— Ça devrait aller.

— Alors suis-moi.

[32]

Sharko et Jasper remontèrent par l’escalier en colimaçon et redescendirent sur l’autre berge. Le SDF marchait avec difficulté, son corps n’était plus qu’une vieille racine noueuse. Il se traîna jusqu’à une porte de métal, au milieu du tunnel. Elle était défoncée et taguée. Une forme humaine était allongée dans un local puant de deux mètres carrés. En observant autour de lui, à voir ces pauvres types roulés dans leurs niches, Sharko songea à une flaque de misère, qui s’incrustait dans chaque trou, chaque aspérité.

Jasper donna un coup dans le flanc du type endormi. C’était un vieil homme aux dents noires.

— Bouge ton cul deux minutes.

Jasper ressortit du local, le temps que l’homme émerge.

— Je lui ai dit de pas dormir là. Que c’était dangereux, après ce qui s’est passé. Mais tu crois qu’il m’écoute, cet abruti ?

L’homme ne rechigna pas. Il se traîna à l’extérieur et partit s’asseoir quelques mètres plus loin, sur la berge, les pieds dans le vide. Jasper désigna l’autre rive.

— J’étais sur la berge d’en face, là où tu m’as trouvé, quand c’est arrivé. C’était en pleine nuit. On voyait pas grand-chose, j’te l’avoue, mais je sais ce que j’ai vu… Ouais, je sais… Dis, t’aurais pas une clope ?

— Je fume pas.

Jasper tira un mégot de sa poche, qu’il alluma avec un briquet.

— Tu devrais. Bon, les deux, c’étaient pas mes copains, mais ça nous arrivait de papoter. Y avait Armand, qui squattait dans le local depuis deux ou trois mois, puis un jeune, je connais pas son nom, je sais pas d’où il vient. C’était un nouveau qu’Armand a bien essayé de virer, mais ils se sont mis sur la gueule. Le jeune s’est retrouvé dans le local, et Armand dehors. Il est même tombé à la flotte, une fois, en dormant, ce vieux con.

Il haussa les épaules et tira sur son mégot.

— Bah, ça fonctionne comme ça… C’est la jungle, la loi du plus fort.

— Qu’est-ce qui s’est passé, la fameuse nuit ?

— Y a eu une lumière dans le local, puis des bruits de métal. À vrai dire, j’ai pas capté grand-chose, j’étais… fatigué, puis mes yeux sont plus au mieux de leur forme. Mais j’ai vu une silhouette traîner Armand et toutes ses affaires à l’intérieur du local.

Il fixa Sharko dans les yeux.

— C’était quelqu’un habillé tout en noir, avec un genre de robe, un long bec courbé comme un vautour. Et puis… Et puis…

Il tourna ses paumes vers lui.

— Il avait des griffes immenses sur chaque main. Ouais, c’est vrai, je rigole pas, c’est pas des conneries. Des trucs capables de te couper en morceaux. Le mec se prenait peut-être pour un aigle. Un oiseau de malheur. Moi, j’ai pensé à un démon… Un démon venu du fond de la nuit pour les emporter, tous les deux.

Sharko oublia la puanteur. Jasper venait de le ferrer comme un bon pêcheur à la ligne.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Ils ont disparu. Armand, le jeune, et puis toutes leurs affaires. Comme s’ils n’avaient jamais existé.

Il agita les mains en l’air.

— Pff, volatilisés. Cet homme-oiseau, je l’ai pas vu arriver, je l’ai pas vu repartir. Il les a emmenés en enfer, j’te dis.

Sharko observa autour de lui. Le seul moyen d’accéder ici était la berge étroite qui menait vers le port.

— Comment c’est possible qu’il ait disparu ?

Jasper se tut, pensif.

— Y a qu’une solution, mec. Viens voir.

Jasper retourna dans le minuscule local. Sharko retint sa respiration et entra. Le SDF bougea un carton et dévoila une plaque d’égout circulaire.

— Les égouts. Je suis sûr que c’est de là que l’homme-oiseau est sorti, et là qu’il les a emmenés.

Sharko sentit ses pulsations accélérer. Ça collait avec les traces de sulfure d’hydrogène trouvées sur le casque à lampe frontale. Les égouts devaient en regorger.