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— Après leur disparition, je suis quand même venu jeter un œil ici… Y avait une odeur. Ça ne puait pas les égouts, mais quelque chose de plutôt agréable.

— La menthe ?

— Ouais, c’est ça. La menthe.

Franck soupira en silence. De plus en plus étrange et sinistre. Il se baissa et essaya de bouger la plaque, en vain. Jasper sortit un cran d’arrêt de sa poche. Il laissa apparaître un sourire partiellement édenté.

— Vaut mieux être couvert, ici, si tu vois ce que je veux dire…

Il glissa la lame entre la plaque et l’encadrement en fonte, puis fit levier. La masse circulaire s’écarta suffisamment pour que Sharko puisse passer ses doigts et soulever. Une bouffée tiède vint le frapper au visage. Les remugles de l’enfer.

— Quelqu’un est descendu depuis la disparition ? Les policiers ?

— Les poulets ? Tu déconnes ou quoi ? C’est à peine s’ils se sont pointés. Ça fait des mois que je suis ici, j’ai jamais vu quelqu’un foutre le nez là-dedans. Même pas les gars de la maintenance.

— Quelqu’un d’inhabituel a rôdé dans le coin avant leur disparition ?

Il secoua la tête.

— Non, je crois pas. Je sais pas. Tout ça, ça fout les jetons, en tout cas.

Il désigna le vieil homme courbé au bord de la berge.

— Et lui, là, qui dort au-dessus de la plaque… S’il lui arrive malheur… S’il se fait emporter par le démon…

Il renifla et se moucha dans sa manche.

— Pourquoi le démon s’en prend à nous ? On n’a rien fait de mal.

Sharko observa dans la bouche noire. Il y avait quelques échelons à descendre.

— Parce que vous êtes une cible facile. Parce qu’un SDF qui disparaît, ça passe souvent inaperçu. Tout le monde s’en moque. La preuve.

Il y eut de la tristesse dans le regard de Jasper. Sharko se demanda, une fraction de seconde, quelle avait été sa vie et comment il en était arrivé là, puis il mit ses sentiments de côté.

Il tendit la main.

— Fais voir ta lampe.

Il la prit du bout des doigts.

— J’suis allé voir là-dessous, pas plus tard que la semaine dernière, expliqua Jasper. Je voulais essayer de comprendre.

— Et alors ? T’as vu quelque chose d’intéressant ?

— C’est trop vaste. Va jeter un œil, tu comprendras.

Le flic lorgna le fond du trou. Ça semblait sec et assez « propre », à condition de ne pas toucher les parois. Il hésita, puis entreprit la descente, prenant garde à son costume. Il sauta les trois derniers échelons pour atterrir sur un sol plat et sec.

Le flic avait l’impression de retrouver le décor de la surface, mais sous terre : les berges parallèles, l’eau noire qui circulait plus en profondeur, les tunnels infinis. Il se trouvait à une embouchure qui partait en Y, dans deux directions différentes. Sa lampe éclairait trop peu pour qu’il s’aventure dans ce dédale.

Il soupira. Les ténèbres, les sous-sols… à l’identique du Darknet. Comme si ces êtres qu’ils traquaient vivaient sous terre, ou venaient directement des entrailles de l’enfer.

Jasper était penché au-dessus du trou.

— J’ai marché plus de cinq minutes rien qu’en suivant la flotte, toujours la même direction. Il y a des tunnels, des couloirs qui partent dans tous les coins. C’est facile de se paumer et de plus jamais sortir de là. Le corbeau de malheur, il a pu les emmener n’importe où, sur des kilomètres et des kilomètres. Ce corbeau, c’est l’oiseau de la mort, mec. Si t’as retrouvé les squelettes, c’est parce qu’il les a bouffés, il les a picorés, c’te taré.

Sharko regarda autour de lui, creusant l’obscurité avec sa faible source lumineuse. C’était trop vaste, trop labyrinthique pour trouver quoi que ce soit. Leur homme avait enlevé deux SDF, il avait dû les transporter, un par un. Mais où ça ? Était-il remonté à la surface avec les corps, ou s’était-il, au contraire, enfoncé dans ces ténèbres ? Dans quel but ?

Quelle espèce de barge pouvait se balader, déguisé en oiseau, dans un endroit pareil ? En tout cas, leur homme connaissait le réseau d’égouts souterrain. Sharko songea au casque trouvé dans l’étang. Peut-être le kidnappeur y travaillait-il ?

Il allait falloir se renseigner sur ce qui se tramait dans ces sous-sols. Qui œuvrait ici ? Existait-il une carte des égouts du coin ? Le flic avait une connaissance à la mairie de Paris qui pourrait sans doute lui donner les bonnes informations. Il allait falloir remuer la merde, dans tous les sens du terme. Mais Sharko était sur la bonne piste, il le savait. Il ne lâcherait pas le morceau.

Le flic regagna la surface et essuya ses mains dans un mouchoir en papier. Nouveau grondement atroce de la ligne 5, bruit assourdissant, raclement des freins contre le métal. Il sortit son portefeuille et tendit cinquante euros à Jasper. L’autre SDF, au bord de la berge, reconnut le froissement d’un billet et tendit la main. Jasper empocha l’argent et lui fourra un autre coup de pied aux fesses.

— Allez, retourne dans ton trou, toi.

L’homme se tourna ensuite vers Sharko.

— Hésite pas à revenir.

— Tu vas nous revoir. Il va falloir qu’on prenne ta déposition pour l’enquête. Des collègues à moi ou du commissariat du 4e arrondissement vont sans doute passer. Tu ne bouges pas d’ici.

— Y a pas de risque.

Il écarta les bras.

— C’est le paradis, ici.

Le paradis… Sharko le remercia d’un coup de menton et disparut vers la lumière.

Au moment où il regagnait le boulevard Pompidou, son téléphone sonna.

C’était Lucie.

Apparemment, un membre de l’équipe qui traquait le H1N1 s’était suicidé.

[33]

Franck Sharko fut surpris de voir toute cette agitation dans l’immeuble qui menait à l’appartement de Séverine Carayol. Les voisins passaient la tête dans l’embrasure de leur porte, ceux qui entraient et sortaient posaient toujours la même question, surtout en découvrant les policiers, les techniciens de l’Identité judiciaire en tenue : « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Les flics avaient voulu se faire aussi discrets que possible, mais vu les moyens mis en place, c’était difficile.

Ces deux derniers jours, Franck avait l’impression que tout s’enchaînait à un rythme implacable. Le suicide apparent d’une employée de l’Institut Pasteur-Paris à présent, en pleine alerte de risque de pandémie de grippe inconnue. C’était comme des dominos qui chutaient les uns après les autres sans qu’on puisse les arrêter.

Il gagna le palier de l’appartement où avait eu lieu le drame, montra sa carte à un planton qui lui ouvrit la porte. Lucie, Nicolas, Bertrand Casu, qui était l’un des lieutenants d’un autre groupe de la Crim, et un type qu’il n’avait jamais vu discutaient dans un coin du salon. Des gaillards en tenue stérile s’affairaient dans les autres pièces. Photos, relevés d’empreintes, mise sous scellés des médicaments… Une jeune femme avec de très courts cheveux roux plantés sur le crâne était assise dans le canapé, un verre d’eau dans les mains. Elle leva vers lui un regard plein de tristesse.

Nicolas Bellanger aperçut son lieutenant et fit les présentations.

— Franck, voici Alexandre Jacob, chef du GIM, le Groupement d’intervention microbiologique de Pasteur. Quant à Bertrand, il va nous apporter un peu d’aide, le temps que Robillard et Levallois se rétablissent.

Sharko serra les mains d’une poigne ferme. Bertrand Casu, 47 ans, bossait d’ordinaire dans une autre équipe de la Crim. C’était un cérébral, mais il aimait bien le terrain. Dix-sept ans de boutique, avec un long passage par la Brigade financière. Comme Sharko, il portait un costume, veste et fine cravate marron qui ressortaient bien avec la blondeur de ses cheveux et le bleu de ses yeux. Les deux hommes s’appréciaient et il leur était déjà arrivé de collaborer.