Les quatre flics s’enfoncèrent d’une centaine de mètres dans la végétation. Les collègues de l’Identité judiciaire avaient délimité une zone de sécurité autour des cadavres — ceux du promeneur et de son chien — et relevaient un maximum d’indices.
Les visages étaient graves, personne ne parlait, les seuls bruits venaient des pas qui crissaient sur le tapis végétal. L’officier de police judiciaire en charge de l’IJ, Olivier Fortran, s’approcha du groupe Bellanger. Ils lui serrèrent la main et, très vite, on se répartit les tâches. Seuls Lucie et Sharko enfilèrent une tenue de protection pour éviter toute contamination de la scène de crime, tandis que Robillard et Bellanger se mirent à discuter avec Fortran et les collègues de la police municipale arrivés les premiers sur les lieux.
Franck et Lucie purent s’approcher du corps en restant sur un chemin balisé par les techniciens. Il faisait froid, et l’humidité de la forêt semblait comprimer les cages thoraciques dans un étau. C’était le genre de météo que Sharko détestait.
Un homme aux cheveux bruns était accroupi devant le cadavre, un genou enfoncé dans la terre. Paul Chénaix, le légiste que le couple connaissait bien. Ils essayaient de déjeuner ensemble une ou deux fois par an, pour le plaisir. Le chien était à deux mètres à peine. Un vieux cocker aux poils noirs et blancs, couvert de sang et de feuilles. Chénaix éteignit son Dictaphone puis le rangea dans sa poche.
— Pas joli, n’est-ce pas ?
C’était le cas, en effet. Un homme en survêtement d’une cinquantaine d’années gisait, le visage tourné vers le ciel. On lui avait recouvert les yeux de terre, et on lui en avait fourré si profondément dans la bouche qu’elle lui gonflait le cou. Des entailles quadrillées déformaient son visage, comme si on avait voulu passer un grillage au travers. En le découvrant ainsi, Lucie Henebelle imagina un agresseur frapper avec acharnement, à droite, à gauche, en diagonale. La poitrine non plus n’avait pas été épargnée. Pas de griffures, mais des dizaines de trous répartis sur l’ensemble, la plupart concentrés aux alentours du cœur.
Chénaix demanda au photographe de tirer les derniers clichés : des gros plans des mains et des ongles. Depuis des années que Sharko connaissait le légiste, il ne l’avait jamais vu sans ses petites lunettes rondes et son collier de barbe, taillée au cordeau. Un profil anguleux comme un scalpel.
Lucie renifla. Ça sentait…
— … La menthe, fit le médecin.
L’air était suffisamment frais et humide pour que de la buée sorte de sa bouche à chacun de ses mots. Le légiste désigna le cadavre.
— C’est moi qui ai ouvert la veste de survêtement et soulevé le tee-shirt pour constater les blessures. Multiples plaies par arme blanche perforante. Si perforante, d’ailleurs, que… (il fit basculer le cadavre, qui était raide comme une branche) c’est ressorti par-derrière dans toute la partie haute. Regardez…
Il montra divers endroits de la poitrine, puis du dos. Lucie avait déjà constaté à maintes reprises que seuls les cadavres frais avaient une peau aussi blanche, presque translucide. Car très vite, elle virait au jaune laiteux, puis s’assombrissait. Verte, noire… Cela était dû aux réactions chimiques à l’intérieur du corps, à la décomposition, à la prolifération de bactéries de tous types : le cadavre devenait une belle petite usine autonome, qui se consumait elle-même.
— … Des perforations nettes et qui fonctionnent par deux, espacées de trois centimètres l’une de l’autre. À première vue, elles semblent plutôt circulaires, ce n’est pas une lame. J’ai le sentiment qu’on trouve parfois, côté dorsal, la correspondance, c’est-à-dire l’endroit où l’instrument est ressorti. Il va falloir que j’analyse ces éléments plus précisément.
Plus loin, les hommes, en tenue stérile ou en civil, allaient et venaient à la lisière du bois. Une dizaine d’insectes humains, qui commençaient à bâtir la fourmilière de l’enquête.
— … Et c’est pareil pour le chien. À l’autopsie, il sera aisé d’avoir la taille et la forme des perforations, mais je dirais qu’elles mesurent au moins quinze centimètres.
Sharko estima la longueur avec ses mains et siffla entre ses dents.
— Pas le petit modèle. Une idée du type d’arme ?
— Je n’ai même pas ça en stock à l’IML[10] quand je découpe mes corps. Ça semble peu commun, en tout cas. Pas le genre de truc qu’on prend sur soi dans la rue.
Il se redressa et ôta sa double paire de gants en latex. Il portait un fin blouson de cuir sous sa tenue de coton blanc.
— La rigidité n’est pas encore complètement installée. Mort, donc, il y a moins d’une dizaine d’heures.
— Autrement dit, un arrêt des fonctions vitales aux alentours de minuit, minimum.
— Exécuté ici, sur place ?
— Je n’ai pas l’impression, il y aurait davantage de désordre dans les feuilles alentour. Et plus de sang. Mais les lividités cadavériques indiquent qu’il n’a pas été déplacé. Ou, s’il l’a été, ça n’a pas pris beaucoup de temps. Pas plus d’un quart d’heure…
Lucie lança un coup d’œil circulaire. Il n’y avait que des arbres autour.
— Et puis, il y a le chien. Comme posé là, proche de son maître.
Elle fixa cette grande bouche noire, pleine de terre. Les yeux recouverts, souillés. Le visage lacéré. Pourquoi ce geste de l’assassin ? Colère ? Honte ? Vengeance ? Refusait-il de croiser le regard de sa victime ? Lucie se déplaça vers le chien, qui avait juste été tué, presque proprement. Vraie pièce de mise en scène, ou dommage collatéral ?
Paul Chénaix récupéra sa mallette remplie de matériel et d’instruments de mesure.
— Bon… Je vais le faire emmener tant qu’il est encore frais et appeler un vétérinaire pour l’autopsie. Les clébards, c’est pas mon truc.
Il fit un signe aux types des pompes funèbres, qui fumaient une cigarette en retrait, et sortit du périmètre avec Sharko et Henebelle.
— Au fait, ça va, vous deux ? Les enfants, la nouvelle maison ?
Lucie glissa les mains dans ses poches.
— Tout roule. On est bien installés, juste deux stations de RER en plus le matin pour aller bosser, mais on s’en fout, et puis on prend souvent la voiture. Quant à Jules et Adrien, ce sont de grands garçons de 16 mois.
— 16 mois. Bon Dieu… Faut absolument qu’on se fasse notre prochaine bouffe avant qu’ils entrent à la fac et que je devienne sénile et impotent.
— On calera un rendez-vous à la morgue.
Il les salua et s’éloigna. Lucie perdit son air jovial lorsque le maître et son chien disparurent dans des housses noires, direction les tables d’autopsie et les tiroirs de la morgue. On leur accrocherait une étiquette au pied — ou à la patte. La veille, ils vivaient. Et aujourd’hui… Un monstre avait décidé d’abréger leur vie. De la leur prendre sans autorisation.
Elle scruta les bois environnants. Les troncs noirs, les arbres presque nus, les feuilles qui oscillaient dans l’air avant de s’écraser en silence. L’automne poursuivait son travail de sape.
— T’en penses quoi ?
— Chaque fois qu’on a découvert des cadavres dans les bois, l’enquête a pris des plombes. La façon dont l’homme a été tué, cette terre sur son visage… Ça sent le truc pas normal.
— Un meurtre, ce n’est jamais normal.
Sharko lui donna un petit coup dans le flanc.
— Ouais. Et t’aimes bien ça, hein ?