— Vous n’êtes pas repartie avec lui ? constaté-je.
— Non ; je commençais justement à en avoir assez de ce garçon ; rien de plus révélateur que ce genre de voyages pour tester la qualité d’un amour.
Pas mal, cette greluse. Du chou ! De l’énergie !
— Les types qui vous prennent en stop n’essaient pas d’exploiter la situation ? tâté-je le terrain.
— Si, la plupart.
— Et alors ?
— Quand ils sont laids, vieux ou antipathiques, je sais leur faire comprendre qu’ils perdent leur temps.
— Et ils le comprennent ?
— Oui, car je leur dis que j’ai le sida.
— Et quand ils ne sont ni laids, ni vieux, ni antipathiques ?
— En ce cas je passe un bon moment avec eux ; cela fait partie des plaisirs de ma randonnée.
Voilà qui est net. Dieu que l’avenir immédiat se présente sous d’heureux auspices, comme on dit à Beaune.
— Vous avez le sida ? je questionne.
— Dieu merci, non.
— Donc, je peux déduire de votre réponse que vous ne me rangez pas dans la catégorie des laids, des vieux ou des antipathiques ?
— Absolument pas.
Ma main est déjà sur son genou bien rond comme un galet du Rhône, ce bon vieux papa de ma jeunesse.
Elle joue à m’emprisonner la main en serrant fortement les jambes. Oh ! le coup qui se prépare, monsieur le maréchal ! Cette gourme d’au moins dix centilitres que je vais balancer ! C’est pas une pile, c’est un groupe électrogène, la jolie Finnoise.
— Quel est votre prénom ?
Elle me déballe quelque chose long de plusieurs syllabes, tellement imprononçable que je renonce à tenter de le mémoriser.
— C’est pas un prénom, c’est un alexandrin, lui dis-je. Vous devez bien avoir un diminutif ?
— Mes amis m’appellent Mira.
Je ne lui dis pas que j’ai eu une chienne qui se nommait ainsi. Nous passerions le restant de nos jours ensemble, faudrait jeter des bases nouvelles. Mais pour aller tirer une superbe crampe à l’hôtel du Petit Flaubert (ex-Grand Corneille) à Rouen, Mira devrait suffire.
Bon, alors on roule. Je me cantonne dans les cent vingt réglementaires, biscotte mam’zelle me triture la membrane à travers le futiau. Tu crois que je vais pouvoir tenir jusqu’à Rouen, mécolle, avec plus de vingt centimètres de paf en béton dans le kangourou ?
J’envisage de stopper sur une « aire de repos » pour me faire dégorger le Nestor. Ce qui me retient, c’est ce bon vieux sens du perfectionnisme qui régit ma vie. Je me dis que s’expédier dans le cosmos en bagnole, ça a parfois du charme, c’est même assez mutin. Mais du point de vue de l’exploit intrinsèque, c’est restrictif. Tu peux perpétrer la « charge cosaque » toi, même dans une Maserati ? Et la « brouette mongole », dis ? Tu la tenterais en voiture, la « brouette mongole », Anatole ? Même pour le « caprice de Cupidon » tu l’aurais dans le cul (mais pas elle !). Alors, je suppute. Sur un parking, tout ce que tu peux ambitionner c’est l’enfilage Windsor, à condition de passer à l’arrière parce que cette foutue boîte à gants centrale condamne l’opération à l’avant. Bon, tu as le gentil calumet de départ, slave avale de soi. Mais si tu es bien élevé, tu ne peux pas te laisser engouffrer par une sœur sans lui revaloir la politesse. Surtout quand t’es né sous le signe du Cancer, ascendance Zorro.
— Ecoutez, Mira d’amour, je glapatouille, si vous ne cessez pas vos manœuvres d’urgence, je vais être obligé de me ruer sur le premier parking venu pour vous prendre en soudard comme n’importe quel garçon boucher d’Helsinki à sa sortie du culte. Alors que si nous patientons jusqu’à Rouen, je vous y ferai connaître des sensations que la pauvre Jeanne d’Arc, qui y est morte, n’a jamais connues ; elle qui, à l’ultime instant de sa vie aurait volontiers échangé, je suppose, son pucelage contre un pompier.
Même dans ces pays scandinaves qui tracent des croix sur leurs drapeaux, la jugeote féminine reste implacable.
— Nous sommes à combien de Rouen, du point de vue temps ?
— Une bonne heure.
— Voudriez-vous me faire croire que si nous marquions une halte maintenant, vous seriez incapable, dans une heure, de réaliser les prouesses que vous suggérez ?
Ça, c’est parler, non ? Imparable ! Ça s’appelle mettre un mec au pied du mur ! Justement, il nous est promis une « aire de stationnement » pour d’ici mille mètres. Ce sera une aire de félicité, donc !
Je ralentis, enquille la rampe le moment venu.
Comme le Seigneur est grand ! Comme Il est plein de mansuétude, même avec les pauvres pécheurs de ma sombre espèce. Il ne nous condamne jamais. Nous pardonne avec indulgence. Sa seule petite vacherie c’est de nous laisser le choix, le Seigneur. « Voilà un pot de confiture auquel il ne faut pas toucher, fiston, maintenant fais à ta guise ! »
Et moi, la confiture Mira, me demande pas si je suis preneur. La digue, quoi ! Cette môme, je me la caraméliserais dans les flammes de l’enfer plutôt que de la laisser passer. Ma nature ! On ne se refait pas. Et c’est tant mieux car si on se refaisait, on se louperait davantage encore.
Alors je prends conscience de cette aire de tringlerie. Ça fait des méandres dans une sorte de faux parc un peu pelé, où végètent des arbrisseaux tellement intoxiqués par l’oxyde de carbone qu’ils ne deviendront jamais plus gros que le tronc d’une louche à potage.
Au premier plan, il y a la cahute chichemanes qui fouette la pisse à cinquante mètres. Je la contourne. Je n’aperçois, à l’écart, qu’un camion international immatriculé in England. Le routier britiche doit se payer une sieste réparatrice. Je file jusqu’à lui et me colle à son fion, dans son ombre propice. Ouf ! Là, nous pouvons donner libre cours à nos bas instincts. Libre cours, c’est une expression que tu trouves dans des bouquins huppés. J’en pique une, temps à autre, prouver que l’Antonio n’est pas plus con qu’un autre et qu’il pourrait faire genre, lui aussi, si ça le bottait.
La jolie Finnoise, qu’à peine j’ai coupé le moteur, elle me bondit sur l’érable, comme on dit au Canada, et me file une menteuse de quinze centimètres dans la clape. J’en ai le souffle interrompu. On l’appellerait « langue agile » chez les Indiens, cette furie ! Quelle prestesse ! Quelle prêtresse ! Les dix-sept muscles striés de son organe charnu me déferlent entre les ratiches, se baladent sur mes gencives comme en terrain conquis, vont rendre une visite de politesse à mes amygdales. Je ferme les yeux car la voici trop contre moi pour que je puisse l’admirer, Mira. Je me livre à sa chaleur, à sa fougue. Pis que sa menteuse : ses menottes ! Elles sont partout à la fois. Elles me fulgurent dans le décolleté du grimpant. Me pressentent les aumônières, le casque de parade, tout bien tout ! Ah ! tu peux partir en stop quand t’es armé de la sorte, t’as du répondant, Armand !
Je veux apporter ma quote-part aux ébats. Y aller moi aussi de la paluche et de la languette, bien caméléoner cette Suzette, lui dégoupiller les mamelons, jauger son frifri somptueux.
Mais elle rebuffe à la langoureuse. « Attends, attends », supplie la petite princesse de l’embroque motorisée. « Not yet » qu’elle m’ajoute en anglais, manière de renforcer. Et alors, ma pomme, il m’arrive un truc terriblement bizarre. Mon pare-brise se trouve à deux mètres du camion et fait miroir de la sorte, me comprends-il-tu ?
Voilà que, dans cette glace improvisée, je distingue une silhouette floue, spectrale, j’oserais dire, ayant toutes les audaces. Cela fait songer aux apparitions dans les films d’épouvante. Le gonzier qui noue sa cravtouze devant son miroir et qui voit se constituer en fond perdu une image de fantôme. Elle s’approche, derrière lui, à la fois floue mais perceptible. Elle fait un geste lent. Là, mon spectre est minuscule. Il a l’apparence de Bruno Malvut, le copain de Toinet, celui qui fait médium à ses heures !