— Des milliers. Mais espacés. Cela lui vient par bouffées. Il est inutile de lui poser des questions précises, car il est incapable d’y répondre. Ses voyances lui viennent au fil de la conversation, sans crier gare, comme par inadvertance. Ainsi, en prenant son petit déjeuner, la semaine passée, il a dit à ma femme : « Tu vas avoir une main grosse comme ça ! ». Le jour même, elle s’est piquée avec une épine de rose et il en a résulté un phlegmon dont elle n’a toujours pas guéri ; sa main a doublé de volume ! Evidemment, j’aimerais pouvoir lui faire choisir des billets de loterie ; je l’ai fait d’ailleurs à différentes reprises, mais il n’a jamais tiré de bons numéros… Impossible d’exploiter son don, de le rentabiliser. Si je vous disais, lors de la rencontre télévisée Mitterrand-Chirac, il lisait une B.D. Et soudain, levant la tête de sa brochure, il m’a dit en montrant Chirac : « Çui-là va l’avoir dans le cul, propre en ordre ! »
Je me retiens de dire, à Malvut, que beaucoup d’autres personnes avaient formulé le même pronostic, sans jouir de dons spéciaux. A quoi bon diminuer les mérites de l’enfant prodige ?
— Je peux voir ce petit phénomène, monsieur Malvut ?
— Facile !
Il va ouvrir la lourde et crie « Brunoooo », à la cantonale (les législative étant passées). S’amène alors un petit rat-mulot de première instance, blême à en paraître bleu (qui voit ses veines, voit ses peines). Maigrichard, des lunettes de borgne (l’un des verres est opacifié[1]). Blond-sale, une mèche dodelinant devant ses yeux. Des taches de rousseur autour du nez pointu. Réplique sous-merdique du père. Avec le même air un peu charogne. Jadis, il aurait été tubard à fond de cale, mais Fleming veillait ! Très racho et un poil nabot pour son âge. Porte un jean qui lui fait des pattounes de sauterelle, un chandail du papa descendant jusqu’aux genoux. Il a du stabilo Swing orangé au menton, mais ça ne lui donne pas l’air plus gai pour autant.
— Salut, Bruno ! lui lancé-je gaillardement.
J’ajoute :
— Je suis le père adoptif de Toinet.
Il opine. Les grandes personnes qui viennent le faire chier en pleine Diligence perdue à la téloche n’ont pas droit à sa sympathie spontanée. Il attend ma suite.
— Tu avais prédit à Antoine la visite de sa tante : elle s’est produite, l’informé-je.
Lui, ça ne le déconcerte pas le moins puisqu’il l’avait « vue ».
Son œil visible me darde. Le second aussi peut-être ? Quand t’as le don de double vue, c’est pas un verre opaque qui va te chicaner !
— Il t’est venu comment, ce flash, mon petit Bruno ?
— Je vous l’ai dit, intervient le paternel, c’est un élan irréfléchi.
Vieux con ! Toujours se porter en avant-garde, alors qu’il est la deuxième roue de la brouette !
Le môme n’ajoute rien à la déclaration de son daron, pas même un acquiescement de tête.
— J’aimerais savoir si, parfois, Antoine te parle de ses origines ? Par exemple, il te l’a dit que je ne suis pas son vrai père ?
Le petit mulot borgnocol secoue la tête.
— Non.
— Non, quoi ?
— Il dit que vous êtes son père. Le commissaire San-Tantonio. Il est fier de vous.
Ces paroles me caressent l’âme en commençant par l’entrejambe. Cher Toinet. Comme il est bien « nôtre », pour de bon, pour toujours. J’évoque la vieille guenille puante qui ose nous le réclamer et l’envie de l’éventrer à coups de talon me rempare. Qu’elle s’avise de la ramener encore et je lui fais bouffer sa culotte douteuse.
— Il a mal à un œil ? demandé-je à Eugène.
— Il fait un petit défaut de parallélisme oculaire, rien de bien méchant.
— Dis-moi, Bruno, cette tante que tu lui as annoncée, ça l’a surpris ?
— Je ne sais pas.
— Il ne t’a pas dit qu’il ne voyait pas de qui tu voulais parler ?
— Non.
— Il t’a cru ?
— Oui.
— Tu lui avais déjà prédit des trucs ?
— Oui : la semaine d’avant.
— Quoi donc ?
— Qu’il aurait zéro à la compo d’anglais.
— Et il a eu zéro ?
— Il ne vous l’a pas fait signer ?
— Pas encore.
— Il l’a déjà rendue, pourtant, assure le chenillard.
Hé ! dis, il me fait du contre-carre, le gars Toinet. Tu veux parier qu’il imite mon paraphe, ce petit faussaire de merde ? Je me promets de régler ça en rentrant.
— Je peux retourner à la tévé ? demande Bruno-la-vache à son paternel.
Ce dernier murmure :
— Vous n’avez plus rien à lui demander ?
— Non.
Le mouflet se taille mais, juste comme il franchit le seuil, il ravise et me dit :
— Faudra changer votre roue arrière droite, m’sieur, y a un type qui vient de la crever avec un tournevis !
— Tu l’as vu faire ?
— Oui.
— Depuis la fenêtre ?
— Non : pendant le film à la télé.
Et bon, c’est exact que ma Maserati a un petit air penché des plus fripons.
S’il y a un truc que j’abomine, c’est de changer une roue de carriole. Déballer ce bouzin du coffiot ! Assurer le cric (qui me croque) ; ôter les écrous des goujons (folichons) ; retirer la roue zinguée, la remplacer par l’autre ! Une Maserati a des boudins monumentaux, espère ! Me voilà salopé complet quand j’ai réparé le désastre. On va bientôt plus pouvoir rouler dans une caisse de luxe. Naguère, ils en avaient seulement après les grosses ricaines chromeuses, les vandaux, mais respectaient la tire grand sport, s’inclinaient devant la beauté mécanique. A présent c’est fini, nini. On lacère les manteaux de fourrure et les grosses cylindrées. Bientôt, on tailladera le bide des obèses, pour leur apprendre à capitaliser les calories, ces insanes !
Je la vois se profiler, la vieille guinde d’occase, un peu pourrie. Faudra que je me fourre mes goûts de bolides fringants dans la soutane pour rentrer dans le rang. Peut-être devrai-je même rabattre sur l’héroïque Solex ou la Vespa de tireurs romains. Même une grosse bite, t’auras plus le droit de la déballer, je sens venir. Un zizi de plus de quinze centimètres hors tout sera interdit de fornication, pas complexer les petits bitouneux lamentables qui trempent le biscuit façon bouvreuil, vite fait, mal fait, dans les pots de compassion. La queue aussi deviendra signe extérieur d’agressivité, de richesse. Insulte à la foutriquerie universelle.
Bander dur te vaudra la correctionnelle pour concurrence déloyale. On n’osera plus aller aux asperges avec un mandrin vigoureux. Faudra montrer pine molle avant de postuler. Avis à la copulation, citoyens !
Fumelard qui me poignarde mon beau pneu quasiment neuf !
Depuis sa fenêtre, Eugène Malvut me regarde escrimer. Tu veux parier qu’il prend un panoche mémorable, ce chafouin de merde ? Il a le genre à se délecter du tracas des autres. Tellement fiérot que son lardon branché sur le surnaturel m’ait annoncé l’avaro ! Preuve supplémentaire de sa voyance.
Lorsque j’ai achevé de réparer le désastre, je réintègre ma Quattroporte, en sueur et rogneux comme je te dis pas. Je largue les rivages bitumeux, balisés de crottes de clebs.
Qu’à peine j’ai parcouru une centaine de mètres, je pile. Tu sais quoi ? Un clodo de banlieue. Ce sont les plus chouettes. Des poètes, souvent. Il est enroulé dans des hardes et se tient blotti dans le renfoncement d’un bâtiment administratif, genre « recette municipale », là que les pégreleux viennent apporter leur carbure à un enfouilleur de l’Etat surpatenté et teigneux sur les retards, comme si la fraîche était pour sa pomme ! Y aura toujours des chiens de garde partout, pour faire tarter les chiens errants.