Pourquoi je te cause de ça à un moment pareil ? Je sais plus. Ça me biche, je vais. Ma nature ! Faut m’accepter ou m’échanger contre un Claude Simon.
Et bon, Malvut s’est donc brutalement défenestré. A cause de messire moi-même ? Probablement ! Faut dire que je lui ai engourdi son osier, ravagé la gueule, fait signer la pire des confessions et mis en tête cette notion de défenestration. Un coup d’épouvante ! Un flash terrifiant. L’éclair qui permet à ce naufrageur de voir où il en est et de ne plus s’accepter.
Pendant que je m’approche du cadavre disloqué (dans les livres intéressants, les défenestrés sont toujours « disloqués comme des pantins ») qui vois-je, plantés sur le trottoir, à quelques mètres ? Bruno et une grosse matrone qui doit être probablement sa mère. La dame porte la doudoune que le môme avait enfilée l’autre nuit pour aller égorger le clodo.
C’EST CURIEUX
DE CONTEMPLER UN MORT…
C’est curieux de contempler un mort, en tenant les cent mille dollars qu’on lui a fauchés de son vivant. Le blé vert est dans un sac en plastique de la poissonnerie « Le Crabe d’Or », avenue Général-de-Gaulle. Comme ça, on ne pourra plus prétendre que l’argent n’a pas d’odeur.
Eugène gît, la face contre le sol. Du moins ce qui lui en reste. Il a percuté bille en tête, et sa tronche de rongeur a diminué encore de volume. N’a plus de menton : la frite commence au nez.
Sa vieille, une charognasse d’au moins deux cent vingt livres (et pas des sterling !) à la trogne rubiconde, aux cheveux auburn-plus-teints (le gris reconquiert le terrain), avec des excroissances de chair un peu partout et des varices de comptoir sur le lance-morve, sa vieille, dis-je, s’est approchée. Elle tient un cabas à chaque main. Les deux sont pleins de produits d’entretien et de victuailles de chez Carrefour. Elle a un curieux mouvement de tronche, Mistress Malvut. Elle fixe le mort, puis lève les yeux sur la fenêtre ouverte d’où maintenant sort un rideau happé par l’aigre bise hivernale ; n’ensuite ses pauvres yeux nimbés d’alcool redescendent au cadavre, puis remontent. Et ce, manège abruti est l’expression schématisée de son incrédulité morne.
Bruno, quant à lui, n’a pas suivi sa dabuche et reste immobile, de l’autre côté du parking. Etrange silhouette. Il porte un bonnet de laine sur lequel est écrit « Courchevel 1850 », son blouson de cuir non fourré, un cache-nez trop long. Il tient un gros pain sous un bras et une mastarde sucette à long manche de sa main droite. Il lui file un coup de menteuse, de temps à autre, mécaniquement, kif un caméléon qui se farcirait des moucherons de passage. Son œil correct est vide. Il ne regarde rien. Et je me demande même s’il m’a vu arriver.
J’ai envie de chialer. Une boule énorme dans la poitrine, avec d’autres, plus petites, empilées dans ma gorge.
Un mystère ! Une espèce d’erreur de la nature. Un cancer de l’esprit. Bref : un phénomène. Un pauvre être doué d’un don épouvantable dont (un don dont, un dindon) son infâme père a pris possession. Il détient un pouvoir affolant, ce gamin. A preuve, je sais, d’instinct, que c’est lui qui m’a transmis les sensations ayant motivé ma conduite, depuis que je l’ai quitté, après l’entrepôt de Verbois. Une partie de son subconscient a pris possession du mien ou, du moins, s’y est infiltrée.
Il m’a transmis la vérité par impulsion, peut-être malgré lui. Lorsque j’ai shooté dans les claouis de son vieux, après qu’il m’eut ouvert sa porte, je savais à peu près tout, par osmose. Une évidence, quasi physique, me renseignait à propos de ce mec. J’avais compris qu’il avait ordonné à Bruno d’égorger le clodo et le brocanteur, pour supprimer des témoins qui risquaient de le mettre en péril. Comme, dans l’appartement, j’ai su qu’il y avait de l’artiche planqué dans la statue de plâtre. Et comme, en ce moment, je sais que c’est à cause du gosse que Malvut a bondi par sa fenêtre, tel un poisson volant jailli du flot.
Tu sais quoi ? Non, franchement, c’est bien pour te prouver que je carbure au gaz de bois et plus du tout à l’essence super. D’un geste lent, j’ôte les lunettes de Bruno.
La vache ! Cette secousse. Il a un œil en moins, le môme. Moi qui croyais à un monostrabisme qu’on tentait de lui corriger. A la place du loto manquant, il y a un œil de verre. Mais un œil d’horreur. Pas horrible : d’HORREUR.
Généralement, toute prothèse s’efforce d’imiter la réalité. Quand on déborgnise quelqu’un avec un lampion de rechange, on veille à ce que celui-ci soit la copie conforme de l’autre. Mais là ! Ah ! misère ! Imagine un œil démesuré, en verre rose avec, à la place de la prunelle, un triangle rouge, identique à celui d’un signal routier. C’est un cauchemar, cette mutilation. Bruno-le-diable ! Bruno-le-démoniaque ! Quel épouvantable entraînement, son foutraque de paternel lui a donc fait subir, quand il a découvert que son fils possédait un don ?
Je fais claquer mes doigts devant son œil valide, comme les « envoûteurs » de music-hall lorsqu’ils réveillent leurs médiums endormis.
— Viens avec moi, Bruno !
Et je lui renquille ses besicles pour cesser de voir ce visage d’épouvante. Il me suit jusqu’à la 205 de Marie-Marie, y prend place sans difficulté. J’adresse un signe à cette dernière pour qu’elle déhotte. Je me détourne pour contempler le cadavre d’Eugène Malvut, éclaté sur le sol, sa grosse viandasse d’épouse, fagotée à la gomme avec son anorak rouge et son pantalon noir, gonflé comme la combinaison d’un plongeur des mers arctiques. La foule s’amasse. Dix ou vingt mains désignent la fenêtre de laquelle sort un rideau.
L’Achille, il changera jamais ! Cartésien de droite elle est et mourra, cette ganache. Note que, cartésiens, nous le sommes tous plus ou moins ; de droite aussi, je crains. En tout cas à certains moments. L’homme, il est un peu tout : merde et le reste. Y a pas que du mauvais, chez lui, y a aussi du dégueulasse, de l’effroyable et du turpide. De la sainteté ambivalente également. Les denrées les plus saines renferment en puissance des relents corrompus ; et les charognes les plus avancées conservent quelque part des souvenirs de fraîcheur.
Il m’écoute narrer cette impensable histoire. Il a le visage de bois, sculpté dans du vieux noyer dûment ciré ensuite. Son crâne étincelle, ses yeux polaires restent fixes. Posées parallèlement sur son sous-main, ses belles paluches soignées ont l’air de deux petites soles à l’étalage, sur lit de varech.
Quand je me tais, il arrange des cheveux imaginaires sur ses tempes lisses.
— Je me demande, San Antonio, si vous êtes réellement en pleine possession de vos facultés ? soupire ce birbe.
— Qui ne se poserait la question, en entendant un tel rapport ! admets-je volontiers.
— Vous recevez une rafale de mitraillette et vous voilà mort. Et puis non : ce gamin de l’enfer vous ressuscite. N’empêche que vos vêtements sont souillés de votre sang alors que vous ne portez aucune blessure, et il s’agit de votre sang !
Là il rit, façon Méphisto, quand le docteur Faust prend les jetons et crie pouce, mais il l’a dans le cul, mister Faust : un pacte signé avec Satan est irréversible !
— Ce gamin lit dans l’avenir, communique sa volonté, trucide les gens et quoi d’autre encore ?
— En effet, monsieur le directeur.
Nouveau rire, beaucoup plus accentué que le précédent.