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— Et vous marchez dans ces foutaises ? Vous, un policier d’élite ! Un homme d’action ! Un être d’une intelligence parfois raffinée !

« On devient précocement gâteux, mon lapin ? C’est le surmenage ? Trop de prouesses amoureuses ? Vous n’auriez pas contracté la syphilis, par hasard ? Je me suis laissé dire qu’on assistait à un retour en force ? Vous savez qu’elle porte atteinte aux facultés mentales ? Vous vous rappelez Maupassant, Antoine ? Guy de Maupassant, l’auteur du Petit Chose, des Chouans, de Madame Bovary ? La syphilis, mon garçon, la vérole ! Le méchant tréponème ! On parie ? Courez faire faire des analyses et vous m’en direz des nouvelles. »

— Je n’y manquerai pas, monsieur le directeur. Auparavant, j’aimerais vous montrer le petit Bruno Malvut.

— Ah ! ça, ne comptez pas sur moi pour entrer dans vos délires, San Antonio. J’ai les pieds sur la terre, moi.

— Refuseriez-vous de tenter une expérience, un esprit aussi alerté que le vôtre ? L’enfant est dans votre antichambre.

Achille regarde l’heure Cartier à son poignet, bien marquer que je joue avec son illustre emploi du temps et qu’il n’aime pas tellement. Et puis il doit avoir rancard avec une dame pour se faire mâchouiller. C’est son heure, la fin de journée, Achille.

— Trente secondes ! laisse-t-il tomber, magnanime au rabais.

— Merci, monsieur le directeur.

Je vais quérir le môme, avachi dans un fauteuil de cuir. Il se tient en biais, un bras sur l’accoudoir, le menton sur le coude, pâle et prostré.

— Viens un instant, Bruno.

Il se lève et me suit.

Le grand burlingue compassé ne semble pas l’impressionner, non plus que le Dabe impénétrable comme la statue du Commandeur.

Achille le foudroie d’un regard sardonique. Méprisant. Il fumelarde bourgeois, si on lui laisse trop de fil, le Dirluche. Se bandelette dans ses titres et prérogatives.

— Alors, c’est toi, le phénomène de foire ? il balance.

Là, m’est avis qu’il s’y prend mal, le Souverain Poncif. Il élargit un peu trop son autorité, y a début d’inondation.

Moi, tu sais pas ? J’ôte les lunettes de Bruno. Et alors, Pépère dérouille comme j’ai dérouillé naguère. La surprise, la panique, l’effroi.

— Mais quelle horreur ! s’exclame-t-il.

A ce moment-là, le gosse lui dit :

— Vous avez mal raccroché votre téléphone. Ce gros livre le tient soulevé. On est en train de vous appeler pour vous dire que votre énorme auto a été accidentée !

Surpris, Chilou mate son bigophe. Exact, le combiné ne repose pas entièrement sur la fourche. Il le libère. Qu’à cet instant, le ronfleur retentit. Hébété, le vieux nœud dégoupille et crie « Allô ». Il écoute, et c’est l’atterrement de première classe.

— Vous dites, James ? MA Rolls ! Un camion ! Grave ? Tout l’avant ! Oh ! Seigneur ! Une Rolls Phantom ! Par un vulgaire camion ! Vous êtes certain qu’il est dans son tort, ce sale con pourri de merde de mes couilles pelées ? On l’a interpellé, au moins, le salopard ! Je veux qu’il passe aux assises, ce misérable. Et dire que la peine de mort n’existe plus ! Je hais Badinter.

Il finit par raccrocher.

— MA Rolls, Antoine, gémit-il. Quarante années de vie commune ! J’ai changé d’épouse, de maîtresses, de fonctions, mais jamais de voiture.

Puis il réalise, se tait et se tourne vers Bruno.

— Comment as-tu appris la chose, coquin ?

— Je ne sais pas.

L’œil au triangle rouge le défigure au-delà du possible. C’est un monstre. Pire : c’est Méphisto enfant. T’es chiche qu’on en fait un film ? Faut que je téléphone à Alain Poiré, je suis certain que le sujet va le passionner. Son deux cent unième film au soleil :

— Bruno, je murmure, sans quitter son faux œil de mon regard de feu. Bruno, je sens des choses, moi aussi. Je les sens grâce à toi. En réalité vous étiez très liés avec le vieux Verbois, non ?

Il ne bronche pas. J’ai l’impression que l’œil monstrueux s’élargit de plus en plus et lui dévore la pièce. Je ne prête plus attention au Vieux. Je patauge dans une nouvelle dimension. La quatrième ?

— Quand la mère Maryse est sortie de taule, pour se réfugier chez le brocanteur, tu lui as dit que tu allais en classe avec Toinet, parce que tu as senti qu’elle pensait à lui. Elle t’a chargé de fouiller dans les dossiers du directeur pour essayer d’apprendre à quel groupe sanguin appartient son neveu. Tu l’as fait. O positif. Elle a été heureuse. N’est-ce pas qu’elle a paru heureuse ? Je la vois rire, cette vieille guenille Tu m’entends, Bruno ? Je la vois  ! Ça se passe chez vous, elle est assise sous la vilaine statue biscornue. Et elle montre ses dents jaunes de cavale malade. Vrai ?

L’œil continue de démesurer. C’est impressionnant. Je me sens comme dégagé de mon être. J’existe à côté de moi et non plus en moi  ! Machiavélique gamin qui sait si bien piloter notre subconscient lorsqu’il le juge utile. Et qui ment avec la voix émouvante de la vérité, ainsi en me faisant croire que c’était le clochard qui avait percé mon pneu.

Le gosse ne dit rien. Il n’existe plus qu’à l’état d’œil gigantesque. Je vais pénétrer dans l’œil, comme à la foire du Trône, on pénètre à bord d’un chariot dans le tunnel fantôme. Des ailes de chauves-souris vous caressent le visage et des têtes de mort surgissent brusquement pour vous donner de hideux et fugaces baisers.

— Ton père a piqué un tas de dollars à la vieille. Cent mille dollars. Elle les avait elle-même fauchés à l’amant qu’elle a assassiné, il y a plus de dix ans. Une somme énorme. Elle l’a planquée. Mais des gens le cherchent, ce fabuleux magot. C’est à cause de lui qu’on a tué un avocat marron. A cause de lui qu’on a essayé de me trucider, moi. Mais comme je ne pige pas très bien, tu dois m’aider à comprendre, Bruno. Tu m’as déjà communiqué tant de renseignements par la pensée, alors continue ! Tu peux tout ! A preuve, tu as ordonné à ton père de plonger par la fenêtre et il l’a fait. Tu…

Je n’ai pas le temps d’exhorter davantage. Le môme vient de tirer quelque chose de sa poche. Je n’ai que le temps de me dire « Triste con d’Antoine, pourquoi ne l’as-tu pas fouillé, sachant tout ce que tu sais ». Il tient un rasoir à la lame extrêmement étroite, large d’un centimètre à peine mais aiguisée à t’en découper le regard que tu poses sur lui !

Il bondit pour me porter un coup d’estoc à la gargante. Fulgurant ! Je n’ai même pas l’opportunité de lever les bras, ni d’amorcer un geste de recul. La lame scintille dans la lumière du bureau et s’abat sur ma gorge à l’emplacement de la carotide. T’as pas le temps de compter jusqu’à un, je te dis ! C’est ins-tan-ta-né !

Mais voilà qu’au moment où le fil du rasoir mord ma chair, la main du chiare se paralyse. Je me jette en arrière. Il a le bras tendu, avec la lame souillée de mon sang au bout, comme le fer d’une lance. Il est bloqué, enrayé, devrais-je plutôt dire. Ne lui reste plus qu’un œil et un vilain trou dans le visage. Son œil satanique a roulé sur le tapis, hors de son orbite.

Je porte la main à mon cou. Putain, tu sais qu’il m’a saccagné sérieusement, l’apôtre ! J’ai une entaille à côté de la glotte. Le raisin pisse dru.

Dis, il m’a pas sélectionné la cariatide au moins (Béru dixit), ce petit monstre. On commence à jouer « Vampire en délire » avec lui !

Je plaque mon mouchoir en tampon sur la plaie. Le môme est toujours immobile, son rasoir en main, comme quand on joue à la statue et, qu’au signal convenu, on se fige dans une attitude.