Je range la Rolls à la hauteur de la pharmacie Clystère.
— Pinaud, dis-je, promène-toi jusqu’au nègre que tu aperçois, demande-lui du feu à voix haute et, à voix basse, le point de la situation. Ensuite de quoi tu marcheras jusqu’à la cabine téléphonique située devant le bureau de poste et, non pas à l’aide de pièces ou d’une carte magnétique, mais au moyen de ce talkie-walkie, relate-moi discrètement ce que t’aura raconté le faux balayeur vraiment noir.
Il glisse le talkie dans sa poche et se met à walker.
Tu le vois ? Regarde comme il marche avec agilité, César, depuis qu’il est riche. Vois comme la fortune l’a guéri des maux de première nécessité qui le grevaient ! Admire son aisance de porteur de chèques approvisionnés. C’est beau, un homme fortuné, même quand il a atteint l’âge approximatif de la retraite, n’est-il pas ?
J’ai beau carquiller des mirettes, je n’aperçois pas d’Audi blanche dans la perspective de la strasse. Les deux personnages « inquiétants » détectés par M. Blanc auraient-ils mis les bouts ? Ou bien mon ami se serait-il trompé à leur propos ?
La Vieillasse requinquée marche nonchalamment. Le sombre balayeur ne lui accorde pas la moindre attention. Lorsque César est parvenu à quelques mètres de Jérémie, il sort un étui à cigarettes de sa vague et s’embroche une cousue au bec. Puis il fouille ses profondes, mime le désappointement et s’approche du Noirpiot. Bref conciliabule des deux hommes. Mister Négro fait un signe d’impuissance. C’est vrai qu’il ne fume pas ! Qu’en désespoir (à lavement) de cause, Pinaudère va quérir la flamme sacrée auprès d’un vélocipédiste qui allait enfourcher son bolide. Puis, toujours égal à lui-même, il se rend à la cabine.
Mon récepteur grésille. Je l’enclenche.
— Je t’écoute, vaillant milliardaire en dollars !
Il rit. Ça lui monte pas au bulbe, son trésor, Pinuchet. Il en est satisfait, sans plus. Son aventure me fait songer à l’histoire du manar qui rentre chez lui en hurlant à sa femme :
— « Je viens de gagner quarante briques au loto, prépare vite ta valise. »
— « Qu’est-ce que j’emporte, jubile l’épouse : mes vêtements d’été ou mes vêtements d’hiver ? »
— « Prends-les tous et tire-toi ! Je te donne dix minutes pour foutre le camp », rétorque l’époux.
La seule chose de vraiment changée dans l’existence de Pinuche, c’est l’absence de son brancard ! L’argent défait les couples que soude la misère.
Là, il chuchote :
— Jérémie prétend que les deux hommes de l’Audi ont poireauté jusqu’à ce que la Turpousse paraisse à la fenêtre pour respirer. L’un d’eux l’a alors discrètement photographiée au polaroïd, ensuite de quoi l’auto a démarré et il ne les a plus revus. La tante est toujours là.
— Au poil. Reviens et, en passant, donne ton talkie-walkie à Blanc, j’ai des choses à lui dire.
Je coupe.
— Béru ! grondé-je, réveille-toi, sac à vinasse !
Sa Majesté vagit, feule et rassemble son énergie pour soulever une paupière d’une tonne.
— Où qu’on est ?
— Devant la taule de la tante Maryse.
— Je rêvais, dit-il. La reine d’Angleterre me taillait une pipe dans sa Rolls et les cerises de son bada me zigouinaient les valseuses ; ça portait le comble.
Il tapote le dôme de sa braguette.
— J’en ai encore le tricotin, mec. Qui m’aurait dit : la reine d’Angleterre !
Pour célébrer la peu banale prouesse, il balance un pet à répétition qui fait frémir les ressorts de la banquette.
— Au début, je craignais, biscotte ses ratiches en avant qui sont grosses comme des touches de piano, reprend Casanova. J’m’disais : « Elle va m’ scapuler l’Mohican, la mère av’c son damier comme un appareil à carder les mat’las ; me jouer l’ grand air d’la raclette. » Mais é m’pompait su’ l’ velours ! Une vraie Chantilly ! Anglaise à c’ point, c’est rare, non ?
— C’est très rare, mais c’est un rêve, Gros :
— Mouais, faut reconnaît’ : c’t un rêve, consent Béru.
Il bâille.
— Si on s’rait arrivé à tome, caisse on n’attend, mon drôlet ?
Tout là-bas, Jérémie pénètre sous la piste couverte du garage Elvis Platinet[4] afin d’utiliser le talkie-walkie sans se faire remarquer. J’entre en liaison :
— Mister White ?
— Je t’écoute.
— Tu vas prendre la poubelle qui est à la renverse, devant le garage, et tu iras sonner à la porte du pavillon où se trouve la Turpousse. Tu demanderas à la personne qui répondra à ton coup de sonnette, si cette poubelle lui appartient. Elle te dira que non et voudra refermer ; à ce moment-là tu maintiendras la lourde ouverte et nous interviendrons. Bien reçu ?
— Cinq sur cinq !
C’est une petite blondasse boulotte qui se pointe.
Avec des roseurs malencontreuses au front et au cou. Elle a l’air d’une femme dédaignée qui préfère la bouffe à la baise parce qu’elle n’a pas les moyens d’intervertir.
— Mande pa’don, maâme, fait le négus en prenant l’accent nègre, alors qu’il n’a en réalité que l’accent noir. C’est à vous, ça qu’était dans la ’ue ?
— Pas du tout, assure l’ouvreuse ; je crois qu’elle appartient au garagiste.
— Vous êtes cé’taine ?
— Absolument.
— Parce qu’y m’ semblait qu’elle était à vous.
— Je vous dis que non ! que s’irrite la gonzesse.
Jérémie n’en dit pas davantage vu que nous déboulons en masse et trombe, les trois mousquetaires ! Ma pomme en tête, Béru en seconde position, Pinuche en couverture chauffante.
Nous avons dégainé nos rapières sur le perron et investissons la bicoque sous le regard sidéré de la dame couperosante.
— Mais qui êtes-vous ! exclame cette chère personne.
Jérémie qui a largué la poubelle (girl) lui flanque sa carte de police à bout portant contre la pointe du pif.
— On se tait intégralement ! dit-il.
Cet « intégralement » à cet instant de l’action me paraît particulièrement bien venu. Il la refoule et la biche par le bras. Bibi Mézigue, fils aîné, unique et préféré de Félicie, je cavale déjà dans toute la taule. Elle n’est pas grande. C’est la masure sans histoire : trois pièces en bas, deux en haut (because elle est mansardée).
Au reste-chaussé (comme dit le Mastard), zob ! Salon, cuistance, salle à briffer. Je m’élance dans l’escadrin de bois sans tenter de camoufler le bruit de notre escalade. La première chambre est la bonne. Ils sont là, tous les trois : Maryse, Pilulesco et mon gentil Toinet. Sauf que ce dernier s’y trouve sans y être vraiment puisqu’on l’a anesthésié.
Je te campe le décor. Deux lits de fer, côte à côte. On me suit ? Merci ! Sur le premier, Maryse. Sur le deuxième, l’enfant. Entre les deux couches une potence métallique supportant un appareillage compliqué. T’ajoute tuyaux transparents. L’un est branché dans le bras de Toinet, le second dans celui de sa tante, l’un et l’autre plongent dans l’appareil, et on suit l’abominable processus de pompage et d’injection simultanés. La tantâtre fait son plein de super, la gueuse ! Le raisin vermeil du petit coule dans les veines de la sale femme.
4
Elvis Platinet, garagiste, n’est pas américain. Il doit son prénom à l’admiration que sa maman portait au King. Mme Platinet mère s’est fait jouer mille six cent vingt-huit fois