Je m’arrête à son niveau et saute de ma guinde. Il ne dort pas. Son regard gélatineux brille à la lumière d’un lampadaire. Ses lèvres ripolinées par le gros rouge me sourient large.
— Salut, camarade ! lui dis-je.
Il claironne :
— T’aurais pas une petite pièce de dix balles pour moi, mec ?
— Non, réponds-je, par contre j’ai un billet de cinquante !
Je lui tends l’irragoûtante coupure molle et bleutée. Elle fait flamboyer ses falots.
— T’es un ami, m’assure le digne homme d’un ton pénétré.
— Place pas ça en dollars, conseillé-je, y a trop d’embûches.
— T’es louf, mon pote ! J’adore faire travailler le vignoble français.
Pour preuve, il dégage de ses oripeaux un litron dont le voyant lumineux clignote pour annoncer son assèchement imminent.
— Tu es ici depuis longtemps, camarade ? m’informé-je.
Et lui, pas con, tu devineras jamais ce qu’il me rétorque. Il dit :
— Depuis un peu avant qu’on ait saccagé ton pneu, mon gars, si c’est ça qui t’intéresserait.
— Oh, merde ! m’écrié-je, je sens que j’en ai un second pour toi !
J’extrais un deuxième talbin à peine moins gerbant que le précédent. Il le cueille délicatement, du bout de ses doigts qui émergent, cradoches, d’un gant dépenaillé.
— T’aimerais savoir qui t’a maquillé ce coup, l’ami ?
— Moi, je vais te le dire, coupé-je, t’auras qu’à confirmer ou infirmer. C’est un gamin maigrichon, avec des lunettes, non ? Il sortait de cet immeuble, là-bas, et il y est rentré une fois son coup de lardoire administré.
— Gagné ! rigole le clodo. C’est moi qui devrais te filer cinquante pions, l’ami.
Je me casse, lui balançant des gaz hautement nocifs dans les naseaux, mais pour lui, ça ou du 5 de Chanel, c’est kif-kif bourricot !
Et qu’en drivant ma somptueuse, je gamberge de la manière ci-dessous : il n’est pas duraille de prédire à un gus qu’il va trouver son pneu arrière droit à plat après qu’on l’eut soi-même crevé. Partant, si ce trou-de-balle monœillé a besoin de perpétrer les choses qu’il prédit, c’est qu’il n’a pas davantage de don de voyance que cette vieille capote anglaise usagée sur laquelle j’ai manqué déraper ce matin, en sortant de la messe. Donc, le môme n’a rien d’un phénomène, et tout d’un arnaqueur. Re-donc, il n’avait pu prévoir la visite de la tante Turpousse ; ce qui revient à dire qu’une étrange combine s’élabore, dont la finalité m’échappe, entre les Malvut (père and son) et la puante parente de l’infortuné Toinet. Me fais-je-t-il comprendre ?
Comme je suis d’une intelligence nettement supérieure à celle de Célestin Bézuquet, notre tripier préféré, je m’engage plus loin dans les méandres de la réflexion. En supposant que la femme Turpousse et le bonhomme Malvut soient en cheville, quel intérêt y avait-il à faire annoncer la visite de la donzelle par le crevard du gars Eugène ? Pour impressionner Toinet d’abord et nous ensuite en nous démontrant que le gosse lit bel et bien dans l’avenir ? On voudrait quoi ? Nous conditionner afin que nous soyons réceptifs à d’autres prédictions ? Je sens que je brûle. Le coup de ma roue détériorée prouve qu’on espère fermement me convaincre que l’enfant Malvut est un surdoué, un authentique « voyant ». Un peu puéril, tout ça, mais j’ai affaire à des gens d’un niveau intellectuel situé au ras des pâquerettes. Pour peu que Messire Malvut father soit sincèrement passionné de surnaturel et finisse par tomber du côté où il penche, le cheminement de cette louche et dérisoire combinazione s’éclaire.
Tout à mes idées phosphorescentes, j’ai emprunté un chemin qui n’est pas le mien. Me voilà le long des voies sur berges, direction gare de Lyon, moi qui crèche à Saint-Cloud ! Qu’a donc décidé mon subconscient, sans oser m’en souffler mot ? Qu’a-t-il derrière sa tête linotte, mon lutin farceur ?
J’emprunte la rampe qui succède à l’Hôtel de Ville, rejoint le flot émollient de la circulation, un tantisoit moins dense à cette heure avançante. N’ensuite, j’oblique à gauche. Me faut un bout de moment pour comprendre que je vais chez Pinaud. Quelle drôle de décision pour un subconscient souvent surmené mais toujours opérationnel ?
Pinaud ! Je te demande un pneu ! A dix heures du soir, en hiver !
Il crèche dans un vieil immeuble encore cossu entre République et Bastille. Que juste en dessous de chez lui, y a un pharmago, justement. Te dire si ça tombe au poil avec sa rombiasse toujours malade !
Je remise ma tire sur son berceau, sachant bien qu’aucune automobile ne franchit sa porte cochère. Il est en semi-retraite, Pépère. Il émarge toujours à la Tour Pointue, mais ses prestations sont plutôt mincettes. Et moi, dans mes tréfonds, j’enrogne de le voir naufrager dans les maléfices de l’âge, Baderne-Baderne. Je regrette sa grande époque active, au Débris. Le temps où il faisait le coup de feu comme un marine entre Béru et ma pomme. Des affrontements sanglants ! Des audaceries inouïses ! Tout en radotant, en soignant ses plaques de psoriasis avec des produits mystérieux. Il lui pleuvait des squames atroces quand il se massait, l’ancêtre de naissance. Ses déplacements produisaient un bruit d’autobus javanais, à cause des boîtes à pilules gonflant ses poches miséreuses. Toujours qu’il déchirait des sachets de poudre de perlimpinpin dans son muscadet matinal, ou bien suçait des pastilles pour son estom’ en délabrance, s’oignait le fion de crèmes anti-hémorroïdes et la poitrine de baume du tigre contre les refroidissements. Rien ne lui était épargné, César. Des pieds à la tête. Ça commençait par des durillons, des ongles incarnés, des entorses latentes, des varices ouvertes, des rhumatismes aux genoux, des orchites doubles, des crises de foie, des calculs rénaux, des kystes entre les meules… Tu remontais sa géographie et y en avait encore : côtes démises, points de congestion, arythmie, souffle au cœur, emphysème, laryngite, abcès dentaires, otites, névralgies, glaucome, sinusite, gingivite, et puis encore des machins ignorés, pas commercialisés en pharmacologie. Des maux sans vrais noms pour le public, encore latins par manque de prospection. De ces maladies débutantes, dues à des phénomènes de société et qui n’osent trop se répandre avant que la Faculté leur ait donné le feu vert ! Des chieries perfides, saugrenues et malveillantes, pas remboursées franchement par la Sécu parce que traitées par la bande.
Oui, c’était un phénomène, la Pine. Un cas de vieux rabbit dolent !
J’atteins l’étage du cher Chenu. Intimidé de le visiter à une heure aussi tardive pour les habitudes d’un vieux couple, mais poussé par une force incoercible, cependant. Je vais jeter l’effroi, puis la gêne en ce lieu où flottent des odeurs d’eucalyptus, de farine de lin, et de crasse malade.
Driiiing ! m’exclamé-je, par sonnette interposée.
J’attends juste pour dire de ne pas chiquer les malotrus en interprétant La Marseillaise sur le timbre électrique. Mais je pressens qu’il va me falloir renouveler l’opération, voir même ponctuer du poing et, qui sait ? du pied pour désamorcer la léthargie des occupants.
Mais, ô stupeur ! point n’est besoin. L’huis s’écarte vivement et un monsieur entre deux âges, brun, svelte, vêtu d’un costume déstructuré en lin et d’une chemise à col ouvert, m’apparaît. Qui peut-ce être ? Un parent des Pinoche ? Leur médecin ?
— Tiens ! voilà une visite bien imprévue, me fait l’ouvreur. Entre !
La voix est mâle, le débit prompt, le ton racé. Où ai-je pu rencontrer et me lier avec cet homme au point d’être tutoyé par lui ?