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— Il prétend avoir quelque chose à vous remettre en main propre ! pouffe le planton. En main propre ! Lui ! Il repouffe ! Et patapouffe !

— Pas d’autres précisions ?

— Au cul nôtre, m’sieur l’commissaire.

— Eh bien, faites-le monter.

— C’est une vraie poubelle, je vous préviens, m’sieur l’commissaire.

— Les poubelles sont un peu nos enfants, Sifoine, puisqu’elles contiennent nos résidus. Il faut être bon avec elles, ne pas les houspiller sinon on leur colle des complexes. Il n’est déjà pas drôle de faire le trottoir, s’il faut, de surcroît servir de souffre-douleur, c’est à désespérer, vous me comprenez, Sifoine ?

Le préposé ouvre grand ses fenêtres à meneau, puis sa bouche d’égout et finit par balbutier :

— Tout à fait, m’sieur l’commissaire.

— En ce cas, allez chercher cet homme et me l’accompagnez jusqu’ici en le prévenant que certaines marches de pierre de l’escalier sont glissantes.

Il obéit, parce qu’il est payé pour ça, et non pour laisser libre cours à ses préjugés à la con.

Qui vois-je entrer dans mon bureau ? Le clodo de cette nuit. Celui qui bivouaquait près du domicile des Malvut et m’a révélé par qui fut crevé mon merveilleux pneu.

Dans la lumière journelle, il est presque beau. Hirsute, sale, vineux, barbu mais beau. Beau à cause de son regard clair et intelligent qui continue d’émettre bien que bordé de maigre de jambon.

— Salut, mon petit gars ! me lance-t-il depuis le seuil critique de la pièce, tu me remets ?

— Plein cadre ! fais-je en lui allant au-devant dextre tendue, ce qui révulse Sifoine.

Je presse la paluche luisante du clochard et fais signe au plancton de retourner vers ses abysses d’origine.

— Alors, comme ça, c’est toi San-Antonio, fiston ? reprend mon visiteur.

— Vous me connaissez ?

— Je lis tes bouquins après les avoir piqués aux libraires et avant de les revendre aux bouquinistes.

— Cela me flatte.

— Tu peux, car depuis que j’ai moulé ma chaire au Collège de France, je ne lis plus grand-chose : l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, le Traité théologico-politique de Spinoza, les Thesmophories d’Aristophane, mais jamais de romans en dehors des tiens, petit gars. Le roman, c’est de la soupe de pain perdu, des radis sans leurs fanes. Le radis, sans sa fane, c’est juste du néant qui fait roter, tu as dû le constater. Bon, c’est pas le tout : en m’attriquant tes petits talbins mignons, cette nuit, tu as fait tomber ça de ta fouille, garnement !

Il me tend ma carte de police.

— Pour un poulet, c’est pas marle de paumer sa brème ! Elle aurait été trouvée par un zozo, il risquait de faire joujou avec elle.

Je récupère mon bien, un peu penaud.

— Asseyez-vous, dis-je.

— Je ne voudrais pas m’incruster.

Néanmoins, il dépose son tas de hardes sur un siège.

— Je vous fais monter à boire ?

— Pas la peine, je suis paré.

Il arrache sa betterave, la débouche et me la tend.

— Si le cœur t’en dit. T’es pas obligé d’accepter, perdreau, ton refus ne me formaliserait pas.

J’entonne le goulot et siffle une rasade, ce qui, quelque part, l’honore.

— Tu as raison, exulte-t-il, c’est du côte-du-rhône avec pedigree. Je l’ai acheté avec ton blé, il est correct que tu en profites.

— A l’instant, vous avez parlé d’une chaire au Collège de France, c’est un vanne ou quoi ?

— Pas du tout, mon petit gars. Je donnais des cours de sociologie.

Je pose une moitié de cul sur l’angle de mon burlingue, face au vieux fripon.

— On peut savoir ce qui vous est arrivé ?

— Rien de particulier.

— Mais encore ?

Il a un sourire un peu flou, une lippe désabusée tord sa lèvre inférieure.

— J’habitais dans un vieil immeuble, à la République, près du théâtre de l’Ambigu qu’on a démoli. J’avais une femme triste, une fille handicapée dans un asile, des bouquins en guise d’amis. Je prenais tous les jours l’autobus en compagnie d’un ramassis de cons pour aller donner des cours à d’autres cons. Parfois, pendant le week-end, nous allions à l’Opéra car mon épouse en raffolait. On mangeait beaucoup de pâtes et beaucoup de riz par souci d’économie.

« Un matin, j’ai senti que j’étais parvenu au bout de moi-même. Je me trouvais dans le bus, à la hauteur du Châtelet où l’on jouait du Lopez. J’ai pensé : « Ça y est, je n’en peux plus, il faut que je me détruise. » Mais je n’avais pas le courage d’arracher ma vie de ma carcasse. J’ai brûlé mon arrêt de bus. Parvenu au terminus de la ligne, je suis descendu du véhicule et j’ai dû rester une bonne heure immobile au bord d’un trottoir, ma serviette râpée à la main. Alors je l’ai vidée dans une boîte à déchets grillagée. Et puis je me suis mis à marcher au hasard, n’importe où. C’était royal comme sensation ! Enfin libre, mon petit gars ! J’étais passé de l’autre côté du miroir. Un mort-vivant, ça c’est le pied superbe ! Je n’étais plus mari, plus père, plus fonctionnaire, plus citoyen. Juste un être en errance qui pouvait penser à sa guise. Je n’avais besoin que d’un peu de nourriture et d’une niche pour passer les nuits. Rien à prévoir, rien à décider. Je marchais, je me reposais, je bouffais n’importe quoi, je mendiais, je me branlais dans des pissotières de solitude. J’apprivoisais le froid, je composais mentalement des textes qui sortaient de mon âme. J’oubliais le passé : mon enfance, mes études, ma carrière et mes amours ; mes chagrins et ce que j’avais cru être des joies. J’entrais, sans foi, dans des églises pour prier tout de même ou piquer dans les troncs, voire pour dormir un peu dans le noir d’un confessionnal.

« Ainsi fis-je l’apprentissage de la cloche, car cela s’apprend, comme tout ! C’est plus qu’une philosophie, presque un métier. On part du renoncement intégral et l’on s’enfonce délicieusement dans les abandons. On ne se lave plus, ne se torche plus le cul. Vos fringues pourrissent sur vous et s’en vont comme la peau en desquamation. On les remplace par n’importe quoi. L’hiver, on se fabrique des guêtres de carton et des gilets en papier journal. Au début, j’ai vu ma pauvre gueule de civilisé dans les journaux : « Avis de recherche, cet homme a disparu » ! J’en ressentais comme de la volupté. Ma femme se rongeant les sangs ! Foutaises ! Et puis il n’a plus été question de moi. J’avais passé la ligne de démarcation. Socialement je me trouvais radié. Je ne possédais plus la moindre signification collective. Dès lors, je vivais pour mon seul compte. Je mangeais pour moi, pissais pour moi, respirais pour moi. Quelle que soit la direction que j’empruntais en me déplaçant, cela n’avait plus aucune importance ! Tu entends ça, petit gars ? Aucune importance ! Je régnais enfin sur les quatre points cardinaux !

« Parfois, je m’offre un plaisir : je vais m’installer (si tant est qu’on puisse dans mon cas parler « d’installation ») devant le domicile de mon ex-femme ou devant celui d’un ancien collègue. Je les regarde mener leur pauvre vie de jean-foutres. Si graves, si compassés, si certains de leur position sociale. Ma vieille mégère se paie une arthrose carabinée et traîne la patte. Un confrère démarre visiblement un chouette cancer du foie ou de l’estomac. Je biche ! En crevaison, tous ! En route, direction néant. Moi, fiston : intemporel ! Hors de toutes les atteintes. C’est solide, un clodo ! Ça meurt de froid un jour que l’abbé Pierre est en conférence. On le retrouve sur le pavé, roide dans ses nippes. On l’embarque avec les ordures du matin et peut-être le conduit-on au même endroit ? Ne sois pas triste, mon petit flic. T’as l’air chaviré de m’entendre. Avec ce que tu écris, tu ne vas pas m’assurer que tu crois au bonheur, aux vertus de la société ! Ne t’attriste pas sur mon royaume, je l’ai conquis de haute lutte, petit gars. »