— Vous voulez de l’argent ? balbutié-je, la gorge en taille de sablier.
— Oui, si tu en as à foutre en l’air.
Je sors mon larfouillet, hésite, lui tends un jaunâtre. Le clochard le regarde.
— Cinq cents pions ! s’exclame-t-il. Fais pas ça, gamin, tu le regretteras quand j’aurai le dos tourné. La charité, c’est un élan, une bandaison de l’âme. Lorsqu’elle est accomplie, on se fait des objections.
— Prenez et ne vous inquiétez pas pour mes états d’âme.
Alors il fait disparaître le talbin. Un silence nous unit plus étroitement. Merde, il me fout le bourdon, ce vieux crabe ! Note que c’est pas le premier libertaire que je rencontre. Déjà, M. Félix était assez chié dans le genre. Ce qui me mine, c’est de les trop comprendre, ces mecs. De piger exactement à quoi correspond leur démarche. De réaliser en plein leur terrifiante solitude. Les hommes, comme les loups, sont faits pour vivre en hordes. Celui qui s’en va seul à travers la forêt paie je ne sais quelle étrange dette.
— Vous passez vos nuits dans le renfoncement où vous étiez la nuit dernière ?
— Pour l’instant. C’est tranquille, y a pas de perdreaux dans le secteur. Je déteste être réveillé d’un coup de pompe dans les côtelettes !
— Vous retapissez donc les gens du quartier ? m’enquiers-je.
Il se marre à travers ses broussailles sanieuses.
— Ecoutez-moi ce malin ! Son émotion est bien jugulée ! Place au flic ! Qu’est-ce que tu voudrais savoir, poulet ?
— Le petit chiare de mes couilles qui a crevé mon pneu, vous l’aviez déjà remarqué ?
— Le fils du prophète ?
Là, il me botte.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Ce trou-de-balle a pour père un type complètement siphonné qui pratique l’occultisme ou je ne sais trop quoi d’approchant.
— Comment savez-vous ça ?
— J’ai ma clientèle dans le secteur : des vieillardes qui préparent leur paradis en me faisant l’aumône. On bavasse. Je les amuse, ce qui les incite à la charité. Elles en ont marre des pauvres tristes, moi, je suis un pauvre joyeux !
J’ouvre mon tiroir du haut (je ne mets jamais rien dans ceux du bas), y prends une photo anthropométrique que j’ai fait descendre des sommiers et qui représente la femme Turpousse Maryse au moment de son arrestation. Elle a certes pris du carat en purgeant sa peine, mais reste parfaitement reconnaissable.
— Auriez-vous, par hasard, aperçu cette gueule ? questionné-je.
Il ne regarde pas le cliché.
— Pour cinq cents balles, tu espères faire de moi un mouchard, fiston ?
— Pas pour cinq cents francs, mais par amitié.
— Amitié ! Drôle de mot. Sais-tu de quoi tu parles ?
— Alors disons par sympathie.
Il soupire, se saisit de la photo et la tient éloignée de lui.
— Ça a besoin de lunettes, un clodo ? demandé-je.
— Non, car pour lire je me sers d’une lamelle de plastique qui fait loupe.
Il me rend le vilain portrait de la vilaine tante Maryse.
— Elle habite l’immeuble du prophète, déclare le « vieux dégueulasse ».
Bon, au poil, logique, tout s’enchaîne. Dans le fond, je pressentais bien un truc de ce tonneau.
— Vous avez encore un nom ? demandé-je à mon terlocuteur.
— Plusieurs, répond-il, car j’en change tous les jours. Aujourd’hui je m’appelle « Côtes-du-Rhône ».
— Et demain ?
— Probablement « Bitte Molle ».
Je lui tends la main.
— A demain, monsieur Bitte Molle.
IL EST DES PÉRIODES
OÙ LES ALOUETTES…
Il est des périodes où les alouettes te tombent rôties dans le bec. Dans le cas présent, je n’ai pas à courir sus à l’événement, c’est lui qui vient à moi.
Ce midi, nous avons des invités at home. Il est assez peu fréquent que nous recevions sur invitation ; généralement on fait des bouffes improvisées avec la vie trépidante que je mène à grandes guides. C’est le ragoût ou la blanquette réchauffée, avec, pour précéder, l’omelette aux truffes préparée en catastrophe (m’man conserve en des bocaux mystérieux, de ces champignons souterrains qui sont la gloire de la cuisine française).
Aujourd’hui, c’est l’annif’ de Toinet, aussi avons-nous décidé de mettre les pieds plats dans l’écran, comme j’aime à répéter ; d’autant qu’il tombe un mercredi, jour de relâche scolaire. Se trouvent conviés aux agapes, M. Blanc, Mme et leur tribu ainsi que la sœur de mon black collaborateur, l’excellente Cadillac V 12, dont il fut parlé dans l’une de mes livraisons antérieures. Cadillac V 12 travaille maintenant comme fille de salle dans un hôpital de la périphérie, ce qui est moins rémunérateur que fille de joie, mais plus honorable. Ma Félicie leur a manigancé un haricot de mouton qui ferait sécréter les papilles d’une pierre ponce, suivi de tartes à l’orange que si tu fais goûter ça à M. Lenôtre, aussi sec il se flingue avec l’une de ses broches, comme Vatel avec son épée.
La marmaille est en train de déguiser notre pavillon en Fort Chabrol quand un coup de sonnette retentit dans les coulisses du jardin. Maria va aux nouvelles et revient en précédant un gros type bas sur cannes et tellement ventripotent que les bords de son pardingue ne se sont plus rejoints depuis des années. L’arrivant est chauve du milieu, avec une couronne de cheveux noirs frisottés. Il a des bajoues, une moustache pour séducteur d’avant-guerre, le regard en coquilles d’escargot et un petit nez rond pas arrivé à terme. Il me dit confusément « quelque chose », sans pour autant que je le situasse. Il remonte l’allée cavalière du domaine en louchant sur l’agréable popotin de Maria, et on le sent prêt à avancer la main sur ces fascinantes et dansantes rondeurs, ce que je ne lui conseille pas, car mon ancillaire te lui tartinerait aussi sec la frite à l’onguent de phalanges ! Son pétrousquin, à l’Ibérique, est réservé à Sana. Tu connais les Espingottes ? Leur faroucherie en matière de fesse ? Le combien elles sont passionnées par un mec ?
Je passe pas ma vie à la calcer, Maria. Je parcimone même de la braguette d’en ce qui la concerne, pas que ça devienne une habitude et, partant, une corvée. Parfois, elle a droit à une troussée géante, la mignonne. Au super-gala des sens sur le grand air de Carmen. C’est l’embroquée souveraine quand nous sommes seuls à la maison. Le big lâcher de levrettes ! La harde épique ! C’est pas le genre de moukère qu’il convient de fignoler viceloque. Elle a le gabarit quatre roues motrices, ma soubrette. Lui faut l’emplâtrage véhément. Tu la verges d’importance, sans pleurer l’huile de couilles. Le côté casse-cabane ! On a brisé déjà une chaise Napoléon III et un mignon guéridon en bois fruitier, sans parler du sommier de son pucier qui prend de la gîte depuis notre dernière collée. La sabrée Reichshoffen, si tu vois ce que je veux en venir ? La señorita, elle est nulle au scrabble, mais au radada c’est une solide affaire. Tiens, puisqu’on parle de scrabble, je vais t’indiquer au passage, un blaze de rêve quand tu joues avec adjonction des noms propres M. Zworykin. Si t’arrives à le placer dans la partie, tu fais un monstre carton, surtout si ça triple ! Retiens bien : Zworykin, comme tu le sais déjà ce gonzier a inventé l’iconoscope (faut dire qu’il était d’origine russe).
Et bon, je te reprends l’arrivée du gros vilain sur les talons (plats) de Maria. Son lardeuss poil de chameau est constellé d’auréoles. Le bouton du haut de son futal a choisi la liberté et ses chaussettes à losanges jaunes et bleus tire-bouchonnent sur ses mocassins éculés de frais.