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J’ai reconnu ou plutôt deviné, agenouillé près de moi, le front posé contre la garde de son glaive, Enguerrand de Mons.

Je l’ai imité. J’ai fermé les yeux au moment où s’élevait la voix du Grand Maître de l’ordre de Malte, Jean de La Valette :

— Chevaliers, mes frères en Dieu, jurons devant Notre-Seigneur de défendre chaque pierre de notre île, qu’elle devienne l’enfer des infidèles, qu’ici commence la grande bataille et se célèbre la première victoire qui nous conduira jusqu’au tombeau du Christ !

Les voix des chevaliers et des soldats, auxquelles j’ai mêlé la mienne, ont clamé leur résolution et leur foi.

J’ai rouvert les yeux.

Les deux rades que séparait l’isthme de Saint-Elme, à l’extrémité duquel était bâti le fort, grouillaient des galères turques et barbaresques de Dragut et de Mustapha. La terre ferme disparaissait sous les uniformes rouge, vert et jaune des fantassins turcs, des janissaires au haut turban. Les cavaliers caracolaient à côté des soldats en marche, portant piques et arquebuses.

Ils étaient près de quarante mille à avoir débarqué à l’autre bout de l’île et à l’avoir parcourue, laissant partout des traînées de sang.

Et maintenant, comme une vague énorme, invincible, ils approchaient des murailles du fort Saint-Elme où nous étions quelques centaines à écouter battre leurs pas et leurs tambours.

Brusquement, alors que le ciel était entièrement bleu, dégagé de tous les voiles sombres de la nuit, les flancs de chaque galère – elles étaient des dizaines, formant une longue ligne, fermant les baies – se sont couronnés de gros bourgeons blancs. Et, en même temps que j’entendais les détonations des canons des navires, je vis les pierres des remparts se briser sous le choc des boulets. Certains étaient chargés de poudre et explosaient, d’autres étaient rougis au feu et leurs éclats étaient comme des coups de hache.

Nous nous sommes glissés sous les voûtes du fort, ne laissant sur place que des guetteurs, et j’ai serré à pleine main la garde de mon glaive, cette croix que j’allais lever, abattre, frappant d’estoc et de taille les infidèles, perçant leur corps, fendant leur front, tranchant leurs membres.

Seigneur, donnez-moi la force !

Seigneur, mon sang, ma vie sont à Vous !

Seigneur, je suis Votre chevalier. Je suis venu pour Vous servir et vaincre Vos ennemis !

Pour parvenir jusqu’à Malte que les flottes de Dragut et de Mustapha avaient commencé d’assiéger, le voyage avait été long. Plusieurs jours dans les bourrasques pour aller de Tolède jusqu’à Valence. Et il m’avait fallu attendre qu’un navire voulût bien m’embarquer pour rejoindre Barcelone.

Nous avions navigué à quelques encablures de la côte, nous cachant le jour au fond des criques, tant le capitaine et les marchands qui étaient du voyage craignaient les corsaires barbaresques.

— Ils sont les maîtres de la mer, avait dit en soupirant le premier, un homme fort qui allait et venait sur le pont au milieu des tonneaux et des ballots de peaux de mouton et de bœuf.

Il gardait les mains enfoncées dans une large ceinture de tissu rouge.

Ses propos renforçaient ma détermination : il fallait chasser les Barbaresques et les Turcs de cette mer romaine, Mare Nostrum, celle que l’empereur Constantin, lorsqu’il avait voué l’empire à la religion du Christ, avait faite chrétienne. Il fallait la reconquérir, repousser loin des côtes les musulmans, se souvenir de la devise de Constantin, de sa vision d’un crucifix sur lequel flamboyaient les mots : Tu hoc signo vinces (« Par ce signe tu vaincras »).

Le capitaine et les marchands qui m’entouraient m’écoutaient en silence, puis me regardaient avec commisération.

L’un d’eux, un Vénitien, Ciampini, me dit le deuxième jour, alors que nous avions jeté l’ancre près de la côte, que ce n’était pas de bataille dont lui et ses pareils – et même les royaumes, et naturellement la république de Venise – avaient besoin, mais de traités de paix de manière à pouvoir vendre tissus et armes, acheter épices et soieries sans craindre de se faire tuer et voler par les corsaires, ces brigands des mers. À cet égard, les chrétiens ne valaient pas mieux que les infidèles : tous détrousseurs et pillards ! La croix ou le croissant, le Christ ou le Prophète n’étaient que les masques de leurs rapines.

J’avais refusé de l’entendre plus longtemps. Je voulais garder ma résolution aussi pure qu’une eau de source.

Déjà, au moment où je quittais Tolède, Diego de Sarmiento avait tenté de me retenir. Philippe II regrettait mon départ pour Malte. Il le tolérait parce que j’étais français, mais il m’en garderait rigueur et lui avait fait comprendre qu’un renoncement de ma part m’eût valu quelques privilèges.

— Si tu ne changes pas d’avis, enfuis-toi vite, avait murmuré mon protecteur. On peut te retenir. Si les juges de l’Inquisition décident de te briser les genoux ou de t’enfermer sous bonne garde dans un couvent, tu ne seras pas à Malte avant longtemps.

Mon départ de Tolède avait donc ressemblé à une fuite. Mais ce n’est qu’à mon arrivée à destination que j’ai compris les raisons des réticences de Philippe II à me voir gagner l’île.

Sur les quais du port, attendant d’embarquer sur l’une des dernières galères de l’ordre de Malte qui s’apprêtaient à franchir le blocus des flottes turques et barbaresques, j’avais retrouvé Enguerrand de Mons.

Il avait été chargé par le Grand Maître de l’ordre d’inciter, en France et en Allemagne, les chevaliers à venir se joindre aux défenseurs de l’île, si peu nombreux par rapport aux dizaines de milliers d’infidèles qui avaient déjà débarqué et aux milliers d’autres qui se trouvaient encore à bord des galères musulmanes.

Enguerrand de Mons avait plaidé, harangué, expliqué qu’après avoir perdu Rhodes en 1523 la chrétienté ne pouvait abandonner Malte, ce verrou qui commandait l’accès à tout le sud de la Méditerranée, l’« île du miel » que Charles Quint avait donné à l’ordre en 1530 pour qu’il en fasse l’avant-poste maritime de l’Occident chrétien.

Si Malte tombait, alors la Sicile, puis Naples, et pourquoi pas Rome et Venise seraient menacées. Et plus personne ne pourrait défendre Chypre, oubliée au fin fond de la Méditerranée, impossible à ravitailler et à défendre dès lors que les galères musulmanes contrôleraient la mer.

Mais Enguerrand de Mons avait rencontré peu d’échos. On soupçonnait l’ordre de Malte d’être le bras armé de la papauté. Et Philippe II regrettait que Charles Quint eût fait don de l’île à l’ordre.

— Nous sommes seuls, avait murmuré Enguerrand. Quelques chevaliers comme vous – il avait montré une dizaine d’hommes qui patientaient sur le quai – ont répondu à mon appel. Philippe II est un roi tortueux. Une victoire des Turcs, notre écrasement et notre dispersion ne lui déplairaient pas. Mieux : il l’escompte, il l’espère. Il sera ainsi débarrassé de l’ordre, le pape sera affaibli et dépendra donc davantage du bon vouloir de l’Espagne. Et un jour Philippe espère pouvoir reconquérir Malte à son profit, reprendre ainsi ce que Charles Quint avait donné.

Enguerrand de Mons s’était arrêté et m’avait fait face.

— Mais, vous et moi, nous devons vaincre Dragut, n’est-ce pas ?

La galère a attendu la nuit pour se glisser entre les vaisseaux musulmans. Quand nous nous en sommes rapprochés, quelques-uns de nos rameurs se sont mis à crier, et leurs voix ont résonné entre les hautes falaises de l’île, courait au ras des flots vers leurs frères.