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— Elle vit entourée de mages et d’astrologues, d’empoisonneurs. Les uns lui préparent des mixtures, des onguents, des parfums mortels qu’elle verse et répand là où elle peut. Les autres dressent des horoscopes, construisent des miroirs qu’elle interroge, cherchant à y découvrir combien de fois tel ou tel de ses fils, Charles ou Henri, ou de leur rival, le prince de Navarre, y sera reflété. Et, selon le nombre, elle comptera les années de règne, elle évaluera la durée de vie, elle l’abrégera si elle peut.

Elle utilisait aussi les services d’un « envoûteur d’airain » qui confectionnait de petits automates représentant tel ou tel prince, tel ou tel de ses ennemis, et l’envoûteur fichait des aiguilles dans ces statuettes mobiles, en brisait les membres, en arrachait la tête, les écrasait. La reine Catherine guettait les effets de ces envoûtements sur le corps de ceux dont elle voulait la mort.

J’étais à la fois fasciné et effrayé. Je m’étonnais qu’il partît pour cette cour avec autant d’allant et songeât même à m’inviter à l’y accompagner.

— C’est un nœud de vipères ! avait-il dit. Mais c’est dans le royaume de France que se gagne ou se perd la guerre du Christ. Philippe II le sait, le Grand Maître de l’ordre le sait, le nouveau pape Pie V le sait. Il faut contraindre Catherine de Médicis et Charles IX à agir contre les huguenots. Je voudrais…

Il souhaitait que je tente de ramener à la vraie foi mon frère Guillaume et ma sœur Isabelle. Depuis la mort de notre père à Saint-Quentin, Guillaume était devenu l’un des huguenots les plus proches de l’amiral de Coligny, l’un des quelques nobles qui dirigeaient le parti protestant. Quant à Isabelle de Thorenc, elle était restée dans l’entourage de Catherine qui aimait la beauté, la grâce et l’esprit des jeunes femmes. On disait qu’elle rêvait de marier un jour Isabelle avec un noble catholique et jeter ainsi le trouble dans les rangs de la secte calviniste.

— La guerre civile a commencé et elle sera impitoyable.

Philippe II avait fourni à Catherine et à Charles IX des troupes qui avaient permis aux catholiques de l’emporter sur les protestants au cours des premières batailles.

Mais rien n’était gagné. Les huguenots se rassemblaient, saccageaient les églises, massacraient les moines, les prêtres, les fidèles là où ils le pouvaient, comme à Pamiers ou à Nîmes.

— Ils tuent les catholiques avec la même rage qu’ils décapitent les statues de saints et celles de la Vierge.

Je me souviens encore du ton de sa voix lorsqu’il avait ajouté :

— Il faudra leur rendre la pareille.

J’ai refusé d’accompagner Enguerrand de Mons.

Peut-être, Seigneur, ai-je été couard. Mais je n’ai pas eu le courage d’affronter les miens, mon frère Guillaume et ma sœur Isabelle. J’éprouvais un sentiment d’effroi et de la répulsion à l’idée de me trouver plongé dans ce « nid de vipères » – Enguerrand de Mons, l’avait qualifié ainsi – qu’était la cour de France.

Il avait frappé du talon.

— Il faut écraser la tête de ces serpents ! avait-il dit.

Je ne m’en suis pas senti capable.

Autant je voulais continuer la guerre contre les infidèles, autant mon bras devenait lourd et se paralysait lorsque j’envisageais de lever mon glaive contre les hérétiques.

Au lieu de m’opposer à lui, j’avais ainsi longuement conversé, en chevauchant, avec Robert de Buisson.

Je l’avais convaincu de ne pas chercher querelle à Enguerrand de Mons et j’avais fait de même avec ce dernier.

Mais ils se défiaient du regard, se provoquaient. Ils rêvaient d’en découdre en champ clos, et cela avait commencé dès le lendemain de notre victoire, alors que les voiles des navires de Dragut et de Mustapha se détachaient encore sur l’horizon.

C’était folie, et je n’avais trouvé comme moyen de les empêcher de s’entre-tuer que de les entraîner l’un après l’autre loin de Bourg et du fort Saint-Elme.

Mais le royaume de France, la guerre qui s’y fomentait entre huguenots et catholiques les obsédaient.

Écoutant Robert de Buisson, j’avais parfois le sentiment d’entendre Enguerrand de Mons, mais c’était comme si son discours avait été inversé, à l’instar des figures de cartes à jouer.

Comme Enguerrand de Mons, Robert de Buisson s’en prenait à la reine mère, cette ensorceleuse, descendante d’une lignée de marchands qui avaient acheté leur noblesse avec le prix des draps qu’ils avaient vendus. Maintenant elle se vendait et bradait le royaume de France à Philippe II. Le roi de France allait moins compter qu’un seigneur d’Espagne ! Déjà les soldats de Philippe II avaient, à Dreux, massacré des Français huguenots, et permis la victoire des papistes. À Bayonne, le duc d’Albe avait rencontré Catherine, et l’on pouvait imaginer ce qu’ils avaient ourdi ensemble : le massacre de tous les protestants de France.

— Ils ont commencé à nous tuer, avait poursuivi Robert de Buisson, à incendier nos temples, à nous interdire de pratiquer notre foi. Qu’imaginent-ils : qu’ils vont pouvoir nous traiter comme ces gueux des Pays-Bas massacrés par les troupes du duc d’Albe ? Nous savons nous battre, et les mercenaires suisses du duc ne nous effraient pas. Et, s’il le faut – vous entendez, Bernard ? –, nous engagerons des lansquenets allemands qui valent mieux que ces Suisses. Nous ne nous laisserons pas égorger comme des moutons !

Robert de Buisson s’indignait, s’étonnait que je fusse le seul de la grande famille des Thorenc à ne pas avoir choisi le juste chemin. Qui m’avait à ce point aveuglé ? N’avais-je pas connu ce que devient un royaume quand il est livré aux papistes ? Je ne pouvais ignorer ce qu’étaient les tribunaux de l’Inquisition.

— Leurs juges, leurs bourreaux ne valent pas mieux que ceux de Dragut-le-Cruel. Or le pape Pie V est l’ancien inquisiteur général. Pour cette seule raison, vous devriez rejoindre la religion réformée.

Il ne servait à rien de lui répondre, de lui remontrer que m’importait d’abord la victoire des chrétiens sur les infidèles et leurs alliés. Que c’était là la guerre du Christ et que les autres ne me paraissaient que querelles envenimées par les clercs et les princes à leur profit. Que je ne voulais donc pas m’y mêler, cherchant seulement à mettre mon glaive au service du Christ et de son Église, contre l’islam et sa volonté de dominer, d’exterminer la chrétienté.

J’ai seulement réussi à empêcher Robert de Buisson de défier Enguerrand de Mons, mais je n’ai été rassuré que lorsque celui-ci a quitté l’île, imité quelques jours plus tard par celui-là.

J’étais seul désormais.

Souvent, lors de mes chevauchées, alors que je longeais un champ de blé dévasté, des oiseaux paraissaient tout à coup jaillir des épis brisés, et, dans un grand battement noir, leurs cris aigus me perçant la tête, s’envolaient, tournoyant au-dessus de moi qui m’avançais jusqu’à cette masse sombre que j’avais devinée à travers les épis.

C’était un cheval ou un homme mort. Ses yeux avaient été picorés par les volatiles ; son ventre, lacéré par des chiens. Sa chair noire était couverte de grosses mouches, et d’énormes vers gluants glissaient parmi les entrailles répandues.

Je restais longuement immobile à regarder cette transformation d’une vie en un grouillement d’autres vies aussi déterminées à vivre, à arracher leur parcelle de subsistance, à combattre l’une contre l’autre, s’il le fallait, que la vie qui gisait là, morte, l’avait été.