Je m’éloignais enfin, à nouveau tourmenté. Parfois, je m’agenouillais devant ce qui avait été un calvaire et qui n’était plus qu’une stèle renversée, une croix démembrée.
Car les troupes de Mustapha et de Dragut-le-Cruel avaient parcouru toute l’île, brisant crucifix et autels, égorgeant ou crucifiant les chrétiens qu’ils capturaient, qu’ils fussent chevaliers ou paysans. Les fossés qui bordaient les champs étaient souvent comblés par des corps mutilés.
Ma guerre devait être celle-là : contre ces infidèles impitoyables qui n’avaient jamais cessé de nous combattre.
En m’enfonçant dans les ruelles de Mdina, de Rabat ou de Melheila, je découvrais que l’île avait été, au cours des temps, recouverte par l’invasion arabe alors que saint Paul l’avait évangélisée, après que son navire eut fait naufrage contre un récif, à quelques encablures des côtes. Mais les Arabes l’avaient conquise et, durant près de deux siècles, ils l’avaient gardée agenouillée, soumise, et certains habitants s’étaient convertis à l’islam, jusqu’à ce qu’un comte normand, Roger de Hauteville, l’eût libérée.
Et nous, chrétiens, catholiques et huguenots, l’avions empêchée d’être à nouveau la proie des infidèles.
Au terme de mes chevauchées, rentrant à Bourg, j’étais fier de voir peu à peu sortir de terre une nouvelle église qu’on appellerait Saint-Jean, pour honorer le Grand Maître de l’ordre, Jean de La Valette.
Il m’avait demandé de lui rendre visite au fort Saint-Elme dont on avait déjà achevé de reconstruire la partie des remparts dressés au-dessus de la mer.
Ce jour-là, le magistrale avait cessé de souffler. Dans la lumière limpide, les rochers et les pierres avaient pris une couleur dorée. Les oiseaux volaient haut dans un ciel lavé que reflétait l’eau lisse des baies. Je pensais à ces enluminures qui, au bord des pages, accompagnent le voyage de Dante et de Virgile de l’Enfer au Purgatoire et au Paradis.
Et je songeais à Michele Spriano qui n’était peut-être déjà plus qu’une chair meurtrie, enfouie, putréfiée.
La salle où se tenait le Grand Maître de l’ordre était plongée dans la pénombre, mais j’ai reconnu d’emblée la silhouette qui s’avançait vers moi, bras ouverts. Je me suis immobilisé. J’étais heureux, ému de revoir Diego de Sarmiento, débarqué sans doute de cette galère que j’avais vue amarrée à la jetée de Bourg. Une petite foule s’était attroupée autour de la passerelle, regardant des prisonniers infidèles porter jusqu’aux entrepôts des coffres, des ballots dont on m’avait dit qu’ils étaient les cadeaux que le roi d’Espagne offrait à l’ordre de Malte pour saluer la victoire contre l’armée et la flotte du sultan.
Sarmiento m’a serré contre lui. Il était chargé, m’a-t-il dit, de faire connaître au Grand Maître de l’ordre la satisfaction, la joie et la fierté de Sa Majesté le roi d’Espagne pour l’héroïsme dont avaient fait preuve ses chevaliers, et saluer leur victoire sur les infidèles.
Puis il s’était tourné vers Jean de La Valette, ajoutant que Philippe II, en m’invitant à rejoindre l’île, avait voulu qu’on sache que l’Espagne participait à ce combat et ne ménagerait aucun effort pour aider Malte. Les présents et subsides que le roi avait tenu à faire parvenir à l’ordre marquaient son attachement à cette grande institution chrétienne.
Le Grand Maître avait souri. Son visage était celui d’un homme malade que ses blessures continuaient de faire souffrir et qui n’était plus dupe des mots.
— Je remercie Sa Majesté le roi, a-t-il murmuré. Même s’il vient après la bataille, son appui nous est précieux. Quant au comte Bernard de Thorenc, j’ignorais qu’il représentait Philippe II. Mais je n’en souligne qu’avec plus de force son mérite et je salue sa modestie et sa discrétion : à croire qu’il ignorait qu’il combattait au nom du roi d’Espagne !
J’ai baissé la tête comme si j’avais voulu que ces escarmouches et ces habiletés, ne me concernant pas, glissent au-dessus de moi. Mais je n’étais pas plus dupe des gestes de Philippe II que ne l’était le Grand Maître de l’ordre.
Le roi d’Espagne nous avait laissés seuls face à Dragut et à Mustapha. Mais, puisque nous les avions repoussés, il faisait sienne notre victoire. Et je devenais son porte-enseigne, moi qui avais dû fuir Tolède de crainte qu’il ne m’interdise de rejoindre Malte. Et Sarmiento, qui m’avait averti des risques que je courais en désobéissant au souverain, mentait avec l’assurance d’un ambassadeur de Venise.
Nous avons quitté ensemble le fort Saint-Elme et nous avons marché sur les remparts de Bourg, puis jusqu’à la galère espagnole amarrée à l’extrémité de la jetée.
Sarmiento me parla avec enthousiasme de ce palais de l’Escurial qui serait le plus vaste, le plus noble de tous les palais de toutes les nations du monde. Philippe II s’y était déjà installé, mais une partie de la cour vivait encore à Madrid.
Il me montra les falaises nues qui surplombaient les baies, les forts Saint-Michel, Saint-Ange, Saint-Elme, et la petite ville de Bourg. Il était temps, poursuivit-il, que je quitte cette extrémité perdue du monde, que je retrouve l’Espagne, Sa Majesté Philippe II qui avait besoin d’hommes de ma trempe.
Le roi ne pouvait compter sur son fils don Carlos, pauvre fou difforme, ni sur don Juan, son bâtard de frère, dont on craignait les ambitions. Ses conseillers, Ruy Gomez et d’autres, étaient des hommes d’écritoire. Le duc d’Albe rétablissait l’ordre aux Pays-Bas. Et les gueux huguenots, les nobles flamands étaient des rebelles farouches. Il faudrait longtemps au duc d’Albe pour les réduire. Il manquait donc au roi des hommes de ma trempe. Et Sarmiento s’était porté garant de ma fidélité.
Or, en Andalousie, autour de Grenade et sur toute la côte, les morisques s’armaient, recevaient les émissaires des Barbaresques et du sultan. Ce n’étaient encore que les premières flammèches d’une révolte, mais l’Espagne pouvait-elle accepter qu’on la défie, que la vermine se répande sur son corps et finisse par le saigner ?
J’ai pensé à Aïcha, à Juan Mora, à tous ces convertis masqués qui priaient Allah, se prosternant en direction du tombeau du Prophète.
N’avais-je pas répété que ma guerre était celle-là : contre les infidèles qui ne renonçaient jamais – et seulement celle-là ?
Quelques jours plus tard, je quittais Malte pour l’Espagne sur la galère de Diego de Sarmiento.
37.
J’ai regretté d’avoir suivi Sarmiento en Espagne.
À peine avais-je fait quelques pas dans les grandes salles du palais de l’Escurial où Philippe II recevait sa cour, que j’ai eu l’impression d’avancer en enfer.
Ce n’étaient pourtant autour de moi que femmes et grands d’Espagne, soies, velours, colliers d’or et d’émeraude, bijoux et dentelles. Mais chaque regard, alors que je marchais vers le trône pour être présenté au roi, était comme la pointe acérée d’un poignard. On me lardait de coups. On m’écorchait vif. On voulait que j’arrive nu, sanglant, devant le monarque.
Philippe II m’a tendu la main alors que je m’inclinais.
J’ai vu ses yeux voilés, son teint d’homme de l’ombre dont on disait qu’il ne quittait son bureau que pour les alcôves. Et l’on murmurait que la pauvre reine Elisabeth de Valois souffrait des fondements, que ses suivantes françaises la baignaient plusieurs fois par jour dans du lait très chaud où l’on avait versé du safran, et qu’on l’obligeait aussi à engloutir heure après heure des compotes de prunes. Mais rien ne la calmait, elle avait le cul en feu, à hurler. Et que voulait-on que fît le roi d’une pareille épouse qui avait peut-être hérité de François Ier, son grand-père, la vérole ? Si le souverain se doutait de cela, il la répudierait !