Mais qui oserait le mettre en garde contre cette petite reine française, qu’il avait forcée et dont il était si épris ?
Voilà à quoi j’ai pensé pendant qu’il me tenait la main. Puis il a détourné la tête, contemplant la foule des courtisans chamarrés qui quêtaient l’un de ses regards, tout en me crucifiant de leur jalousie.
J’ai reculé, essayé de me glisser vers le fond de la salle, mais Diego de Sarmiento m’a retenu. Je devais rester avec lui au premier rang, parmi les grands d’Espagne, les conseillers du roi, leurs femmes qui étaient aussi le plus souvent les maîtresses du souverain.
Près de moi se tenait Anna Mendoza délia Cerda, princesse d’Eboli, qui du bout des doigts m’effleurait la main comme par mégarde. Mais elle me perçait de son œil vivant, le visage barré par son bandeau de borgne, et plus tard Sarmiento, dans le petit palais que nous occupions à Madrid non loin de l’Alcazar, me reprocha d’avoir, au vu de tous, répondu aux avances de la princesse.
Je jouais avec le feu, me dit-il. Si Philippe II était averti de mon attitude, je pouvais être jeté dans une prison de l’Inquisition ou condamné à quatre ans de galère.
— Nous avons besoin de rameurs, s’est exclamé Sarmiento, et le roi a demandé aux tribunaux d’infliger une peine d’au moins quatre ans aux pécheurs, dont tu es !
Ne savais-je pas que la princesse d’Eboli, la borgne Anna Mendoza délia Cerda, était à Philippe II, à son mari, Ruy Gomez, conseiller du monarque, à lui, Sarmiento, et même, disait-on, au secrétaire de son mari, Antonio Pérez ?
J’ai craint pour ma vie.
J’avais oublié que la cour d’Espagne était un champ de bataille et que les combats qui s’y livraient étaient plus cruels que ceux auxquels j’avais été mêlé sur les remparts du fort Saint-Elme.
J’ai eu la nostalgie de ces jours où la mort s’était avancée, bannière déployée, battant tambour, accompagnée par les explosions de la canonnade. Puis elle avait laissé derrière elle ces cadavres que la mer roulait, déposait sur les rochers, ou bien ceux qui pourrissaient parmi les blés, dans les fossés.
Ici, dans le palais de l’Escurial, mais aussi bien à Madrid, à Tolède, à Ségovie, hommes et femmes disparaissaient et l’on ne revoyait jamais leurs corps. Aucune vague ne les rejetait sur ces dalles de marbre.
Mais on savait.
Sarmiento recueillait toutes les rumeurs. Il payait en ducats ou en bijoux les hommes et les femmes qui, grands seigneurs en titre ou d’apparence, ramassaient, comme des détrousseurs ou des commis aux immondices, toutes les informations et les déversaient chaque nuit devant Sarmiento. Il les triait, puis rapportait les plus inattendues ou les plus dangereuses – parce que les plus proches de la vérité – au roi.
— Il m’écoute, impassible, me chuchotait Sarmiento.
Parfois, sa mâchoire est agitée d’un imperceptible tremblement. Puis il me renvoie sans m’avoir dit un mot, et souvent je me demande s’il m’a entendu, et même s’il sait que je lui ai parlé.
Je devinais qu’il regrettait de s’être confié à moi, qu’il ne me sentait pas lié à lui par ce pacte d’ambition et de complicité qui faisait de chaque courtisan ou conseiller un allié et un rival.
Entre eux, des coalitions et des conspirations se formaient puis se défaisaient au gré d’un geste, d’un regard, d’une décision du monarque.
Sarmiento m’avoua qu’en compagnie de Ruy Gomez et de trois autres grands seigneurs il avait pénétré avec le roi dans la chambre de son fils, l’infant don Carlos.
— Le roi avait revêtu son armure. Nous savions que don Carlos gardait ses armes à portée de main, sur son lit même. Il fallait les saisir, l’entraver.
Peut-être Sarmiento perçut-il la répulsion que j’éprouvai à la pensée de ces hommes masqués surgissant au milieu de la nuit, accompagnés de gardes, et se précipitant sur don Carlos endormi qui, réveillé, criait, se débattait, hurlait qu’il voulait mourir, qu’il n’était pas fou !
Mais Philippe II le soupçonnait de comploter contre lui, d’avoir cherché à fuir l’Espagne, peut-être pour prendre la tête des gueux des Pays-Bas et réussir ainsi enfin à obtenir la couronne que son père lui refusait.
Don Carlos avait sollicité l’aide de don Juan, frère bâtard de son père, et naturellement celui-ci, comme tous ceux auxquels l’infant s’était adressé, l’avait dénoncé au roi.
On l’avait donc emprisonné. Et Philippe II d’expliquer que don Carlos était fou, qu’il avait, une nuit, tué à coups de nerf de bœuf près de quarante chevaux, et qu’on l’avait retrouvé hagard, couvert de sang.
Une autre fois, il avait tenté de violer une domestique. Il était aussi, murmurait-on, tombé amoureux fou d’Élisabeth de Valois, l’épouse de son propre père.
Fou, en tout cas, de ne pas être seulement resté un fils discret et obéissant.
Sarmiento me rapporta avec de l’effroi dans la voix ce que Philippe II avait dit :
— J’ai préféré sacrifier à Dieu ma propre chair et mon sang, mettant le service du Seigneur et le Bien universel au-dessus de toute autre considération. D’anciennes et de nouvelles raisons m’ont obligé à agir ainsi, et elles sont si nombreuses et si graves que je ne puis les dire…
Qu’était devenu don Carlos ?
On ne revit jamais son corps ; seulement son cercueil, plus tard, quand on l’ensevelit à l’Escurial avec tout le faste réservé à un infant d’Espagne.
Qu’avait-il subi dans sa cellule plongée dans la pénombre ? Y avait-il été enchaîné ? L’avait-on torturé pour l’enfoncer dans sa folie ? L’avait-on exposé au froid, puis à la chaleur ? L’avait-on affamé pour le laisser quelques jours plus tard se gaver, et ainsi se condamner, ne lui offrant que la mort pour issue ?
Elle était là, tapie, sa grande faux dissimulée entre les tentures, mais elle frappait.
On apprenait que l’un des ambassadeurs du peuple des Pays-Bas à Madrid, le baron de Montigny, avait succombé à la maladie. Et Philippe II ordonnait des obsèques solennelles alors qu’on murmurait que Montigny avait été emprisonné et étranglé.
Depuis l’Escurial, Philippe II ordonnait que le duc d’Albe frappât sans hésiter ces gueux des Flandres qui se déclaraient calvinistes ou luthériens, qui incendiaient les couvents, brisaient les statues dans les églises, et prétendaient vouloir se gouverner.
Le duc d’Albe constitua un Conseil des troubles, devenu Conseil du sang, qui envoya à la mort ces nobles que j’avais connus : le comte d’Egmont, le comte de Hornes. On leur trancha la tête à la hache, place de l’Hôtel-de-Ville, à Bruxelles.
Le duc répandait partout la terreur, incendiait les villages, pendait ou passait au fil de l’épée tous ceux qui se rebellaient.
Je sentais que Sarmiento le jalousait.
— Le duc se trompe et nous trompe, disait-il, quand il écrit à Philippe II : « Ce peuple est devenu si souple qu’il se courbera avec la plus parfaite obéissance sous la main de Votre Majesté quand elle lui apportera l’indulgence et le pardon. » Ces gueux sont plus coriaces qu’il ne dit ! L’Angleterre les soutient, les huguenots français leur apportent de l’aide. L’amiral de Coligny veut leur envoyer des troupes. Et Catherine de Médicis laisse faire. Elle a promis d’expulser les prêcheurs huguenots du royaume de France, mais elle signe des accords avec eux ! On ne peut faire confiance ni à Catherine ni à Charles IX. Ils ne veulent pas reconnaître que, pour extirper l’hérésie, il faut s’allier avec l’Espagne et se soumettre à son roi.
Sarmiento s’emportait.
Les huguenots, les Coligny, les Condés, les Bourbons avaient compris, eux, que leur religion prétendument réformée – une hérésie, une diablerie ! – ne l’emporterait que s’ils écartaient l’Espagne de la France. Ils voulaient empêcher Catherine de Médicis et Charles IX de respecter les promesses qu’ils avaient faites au duc d’Albe lorsqu’il s’étaient rencontrés à Bayonne.