Mais, depuis lors, la reine mère et le roi de France avaient oublié.
— Ils écoutent Coligny qui répète chaque jour qu’il faut que le souverain apporte son aide aux gueux des Flandres, que c’est la seule manière d’affaiblir l’Espagne, le royaume qui menace son pays ! Tout est mêlé : la religion et les ambitions. Mais celui qui veut défendre la juste religion doit suivre le roi d’Espagne. C’est lui que Dieu a choisi pour tenir le glaive de la vraie foi !
Pouvais-je oublier que Philippe II avait laissé l’ordre de Malte combattre seul les infidèles ? et qu’il ne nous avait célébrés qu’après notre victoire ?
Sarmiento était-il aveugle ou bien imaginait-il que je pusse être dupe de ses mensonges ?
Et pourtant, je ne lui ai pas répondu.
Où pouvais-je fuir ?
La mort rôdait autour de moi.
Elle suivait ces noires processions qui parcouraient les rues de Madrid, de Ségovie ou de Tolède.
Elle était dans les jugements de l’Inquisition qui ordonnait l’arrestation, comme hérétique, du cardinal prélat d’Espagne.
Elle était dans les flammes des bûchers dressés à Séville, à Tolède, à Barcelone.
Ils brûlaient des nobles soupçonnés d’hérésie luthérienne, des artisans français accusés d’avoir chanté des psaumes.
Et la mort était dans la réponse du roi lorsque, interpellé par un jeune noble condamné, il lui lança : « J’apporterais moi-même le bois pour brûler mon propre fils s’il était aussi coupable que vous ! »
La mort frappait sans relâche.
À la cour, la reine Élisabeth de Valois était emportée après une grossesse difficile.
— Le roi est triste, murmura Sarmiento. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Sa mâchoire tremble. Sa peau est devenue plus grise encore, comme un tissu froissé et délavé. Il a écrit à Catherine de Médicis, la mère d’Élisabeth : « Rien n’a été épargné pour sauver sa vie et sa santé qui m’étaient plus chères que la mienne. Cependant, quand vient l’heure de Dieu, les remèdes humains n’ont guère de valeur, et je supplie en conséquence Votre Majesté de se consoler comme je le fais, considérant qu’elle est dans le royaume des cieux et ressent plus de pitié que d’envie pour ceux d’entre nous qui sont restés ici-bas. »
Je doutais de la sincérité du roi, mais j’avais peur de mes propres pensées comme si on avait pu les entendre. Et, quoi que j’eusse fait, on m’aurait condamné.
Il me semblait d’ailleurs que Sarmiento me soupçonnait.
Il me parlait avec rudesse, me répétait que la peine du roi était profonde. Le souverain s’était retiré durant plusieurs semaines dans un monastère proche de Madrid, puis s’était enfermé à l’Escurial et Sarmiento était l’un des seuls conseillers à l’approcher.
— Il sortira de sa mélancolie, disait-il. Il a été choisi par Dieu pour être le défenseur de la foi. Il ne peut s’abandonner à des chagrins privés. Un souverain ne pleure que le malheur de son royaume et de ses peuples ou les atteintes à la religion.
J’écoutais Sarmiento. J’aspirais à m’éloigner de lui, de cette passion pour le roi qui l’habitait.
J’ai refusé une fois encore de me rendre en France pour y aider les catholiques qui affrontaient derechef les huguenots.
Je n’ai pas osé dire à Sarmiento que les uns et les autres étaient pour moi des chrétiens. Robert de Buisson, le huguenot de La Rochelle, avait combattu à Malte, à mes côtés, tout comme Enguerrand de Mons.
Je lui ai dit que j’avais regagné l’Espagne avec lui pour empêcher les morisques d’Andalousie de menacer le royaume catholique. Les infidèles étaient mes seuls ennemis ; ceux qui m’avaient humilié, battu, emprisonné et dont je connaissais la cruauté.
Je me souvenais de chaque chrétien que j’avais vu supplicier dans la chiourme des galères de Dragut-le-Cruel ou sur l’esplanade, devant le bagne d’Alger.
Et il ne se passait pas de jour, feuilletant La Divine Comédie, où je ne pensasse à Michele Spriano.
Cette guerre contre les infidèles qui n’avaient jamais renoncé à nous combattre et à nous opprimer, je voulais la faire.
— Elle vient, m’a dit laconiquement Sarmiento.
38.
La guerre est là.
Je la devine dans le regard de cet homme accroupi à l’entrée du pont étroit qui franchit le Guadalquivir.
Il ressemble à Juan Mora. Ses yeux brûlent dans son visage couturé à la peau presque noire. Il baisse la tête. J’imagine qu’il doit compter les chevaux de notre troupe ; dès que nous serons sur l’autre rive, il s’élancera vers la sierra del Anuar où se sont rassemblés les insurgés.
Ils ont des armes. Ils seraient des centaines.
Ils descendent de la sierra, sortent des forêts et des cavernes où ils se cachent, pour saccager les églises, brûler les couvents, égorger les moines et les prêtres, tuer les chrétiens, violer leurs femmes. Ils contraignent les convertis à retrouver l’islam. Ils tuent ceux qui s’y refusent et entraînent hommes, femmes, enfants vers leurs refuges.
La guerre est là.
Je la vois. Les cadavres sont allongés les uns près des autres, décapités, devant les maisons de ce village qui ne sont plus que poutres calcinées, murs détruits. Des hommes sont pendus aux arbres.
Ceux-là, ce sont les troupes du capitaine général de Grenade, don Garcia Luis de Cordoza, qui les ont exécutés.
Une femme est debout, visage découvert, cheveux défaits. Ses yeux hagards sont bleus. Mais peut-être est-ce le souvenir de ceux d’Aïcha qui s’impose à moi ?
Il ne me quitte pas. Dans chaque femme aperçue, il me semble reconnaître celle qui n’était plus pour moi cette Lela Marien, la convertie, la maîtresse qui disait gouverner le corps et l’esprit de don Garcia Luis de Cordoza, mais Aïcha la Mauresque au sabre courbe qui avait permis mon évasion, l’héritière de la famille Thagri dont on disait que les descendants, tous convertis, cependant, avaient pris la tête de la révolte.
Ils voulaient, proclamaient-ils, reconstituer le grand royaume des Maures, de Cordoue à Grenade.
J’imaginais qu’Aïcha avait elle aussi gagné les forêts et les sierras, et qu’elle s’élançait à la tête des rebelles pour être celle par qui serait vengée l’humiliation subie par les rois maures, ceux que des esclaves chrétiens avaient trahis, livrés aux Rois Catholiques.
C’était maintenant à elle de trahir don Garcia Luis de Cordoza et tous ces porcs, ces chiens d’Espagnols !
La guerre est là. Je l’entends.
Je chevauche aux côtés de don Juan, le bâtard de Charles Quint auquel Philippe II a confié le commandement des troupes chargées d’écraser les infidèles et de noyer dans le sang cette révolte des morisques qu’attisent les Barbaresques et les Turcs.
Chaque nuit les corsaires de Tétouan et les galères turques débarquent des hommes sur les côtes andalouses, entre Almeria et Málaga, non loin de la plage sur laquelle la chaloupe nous a naguère déposés, Michele Spriano et moi. Dans le noir, guidés par des paysans, ils gagnent les sierras qui entourent Grenade. Des crêtes, ils aperçoivent les murs ocre et crénelés, les mosaïques de l’Alhambra. C’est leur Grenade. Ils rêvent de la reconquérir.
Ils ont essayé de soulever la population maure de la ville. Mais ces convertis-là sont repus, gras, attachés au nouvel ordre. Ils ont refusé de se révolter. Ils se sont même rendus auprès de don Garcia Luis de Cordoza, le capitaine général, et ont juré fidélité au roi d’Espagne et à la religion catholique. Et j’imagine Aïcha la Mauresque au sabre courbe les entendant, les méprisant, décidant le soir même de quitter le Presidio et son maître, d’arracher ce masque de Lela Marien qu’elle porte depuis son baptême, et rejoignant les insurgés dans la sierra del Anuar ou dans celle de Las Albujarras.