Et j’entends, alors que nous entrons dans un défilé de la sierra Nevada, une voie aiguë qui, du haut des falaises et des amoncellements de rochers qui nous surplombent, nous maudit. Je pense aux appels des muezzins qui me réveillaient dès l’aube, à Alger. J’imagine que c’est Juan Mora ou Aïcha qui a lancé ce cri.
Je fais prendre le galop afin d’échapper à cette voix, à ce piège. Et, derrière nous, dans un sourd fracas, j’entends les rochers qui se détachent, rebondissent sur les parois, s’écrasent sur le chemin.
La guerre est là.
Nous entrons dans Grenade en longeant le río Darro.
Je me souviens des bras nus des femmes et de leurs cuisses quand elles soulevaient leurs jupes pour traverser la rivière.
Tout à coup, des cris.
Des femmes encore, en haillons. Elles courent vers nous, bras levés, hurlant, disant qu’elles sont chrétiennes, que les Maures, ces faux convertis, ont tué leurs maris, leurs frères, leurs fils, qu’ils ont violé leurs filles, leurs sœurs, qu’il faut les égorger, les pendre, les brûler tous, donner la terre aux Espagnols dont le sang est pur.
— Nous sommes celles-là, les mères nées chrétiennes, qui enfantons des chrétiens ! Que le roi catholique nous protège et nous venge !
Je regarde don Juan.
Son visage d’homme de vingt ans, lisse, rose et joufflu, s’est crispé. Il croise mon regard.
Ces femmes nous guettaient. J’ai aperçu les soldats qui les poussaient vers nous. C’est don Garcia Luis de Cordoza qui veut nous imposer sa manière de vaincre la révolte : la mort ou l’expulsion pour les morisques, qu’ils soient ou non convertis. Il n’y a plus de place en Espagne pour des sangs impurs, infectés par le Maure.
Dehors, les Maures, comme ont été chassés les Juifs !
Le royaume catholique d’Espagne n’est la patrie que des Espagnols au sang pur, chrétiens depuis qu’il y a des peuples en Espagne !
Don Juan m’écoute.
Je l’ai vu tressaillir quand nous avons traversé ce village où les troupes du capitaine général avaient égorgé, décapité, pendu.
Je m’incline. J’ajoute que souvent, je le sais, il faut répondre à la mort par la mort.
Je murmure que le Christ, pourtant, jamais n’a prêché la mort.
Don Juan sourit.
— Le glaive n’est pas la croix, dit-il. Le chevalier passe d’abord. Sa lame tranche. Puis vient le moine. Nous ne sommes pas des moines…
Sa voix est claire comme son regard.
Il chevauche lentement au milieu des troupes rassemblées par don Garcia de part et d’autre de la Puerta de Los Estandartes. Les soldats lèvent leurs piques et leurs bannières.
Don Juan se dresse sur ses étriers. Il a la beauté d’un chevalier de vitrail. Éperons d’or, bottes blanches, cuirasse moulant son jeune torse, le métal rehaussé de pierreries et d’incrustations d’or. Il porte un toquet de velours noir orné d’une longue plume d’autruche que retient une grosse émeraude. Partout des perles aux manches du pourpoint dont s’échappe des remous de dentelles. Et à son bras gauche flotte la longue écharpe cramoisie, signe de son commandement général.
Il se place près de don Garcia Luis de Cordoza dont le regard m’a effleuré sans paraître me reconnaître. Le capitaine général se penche vers don Juan. Son visage est empourpré. Il porte casque et cuirasse, cuissardes noires. Près de lui se tiennent deux valets qui ont dû l’aider à se mettre en selle. Il est difforme, ses cuisses écrasent les flancs du cheval. Il faudra l’aider à mettre pied à terre. Un mot me vient tout à coup aux lèvres : « porc ».
C’était celui qu’utilisait à son sujet Aïcha la Mauresque au sabre courbe.
Le capitaine général lève le bras. Deux cents cavaliers s’ébranlent : les cent premiers en court manteau de velours cramoisi couvrant en partie leur cuirasse ; les cent autres, une djellaba posée sur leur armure, un turban enroulé autour de leur casque, presque l’uniforme des Maures de l’ancien royaume de Grenade, comme si on ne pouvait l’effacer alors même que Philippe a décidé que le port de leur costume traditionnel est interdit aux Maures. Et voici que ceux qui doivent extirper d’Andalousie le souvenir mauresque le revêtent au moment même où va s’engager la vraie guerre.
Elle est à feu et à sang, cette guerre.
On dit qu’une Mauresque aux cheveux dénoués la conduit, tranchant de son sabre courbe la gorge des chrétiens. Rien n’arrête son bras, ni les pleurs d’une mère, ni les cris d’un enfant.
C’est Aïcha, c’est elle que je poursuis jusqu’au promontoire rocheux d’Inox qui domine la mer, près d’Almeria.
Je regarde la côte qui s’étire de baies en caps et qui me rappelle cette aube où j’ai sauté de la chaloupe, tant j’avais hâte de prendre pied sur la terre libre et chrétienne d’Espagne.
Et Michele Spriano, mon compagnon d’évasion, dans quel enfer est-il encore retenu ? Peut-être rame-t-il à bord d’une de ces galères ottomanes qui s’approchent des côtes alors que nous montons à l’assaut du promontoire où se sont rassemblés plusieurs milliers de morisques.
Mais la Mauresque qui les incitait au combat a réussi à fuir avec des centaines de combattants.
Les autres sont là, qui tentent de résister.
J’entends le sifflement des lames qui s’abattent, les cris étouffés des égorgés. Des milliers de femmes hurlent, serrant leurs enfants contre elles.
Avec le poitrail des chevaux et les hampes des lances on les pousse hors du promontoire, futures esclaves, enfants promis à la chiourme.
Nous quittons la côte.
Sur les crêtes des sierras des feux brûlent, annonçant notre marche. Et quand nous arrivons dans les villages chrétiens nous découvrons les corps mutilés des femmes et des enfants, les hommes empalés, leurs visages figés dans un hurlement de douleur, la peau griffée par la mort.
Tuer, tuer.
Je tue.
J’égorge.
Je fends les têtes d’un grand coup de glaive comme, il y a peu, sur les remparts du fort Saint-Elme.
Un cavalier nous rejoint, son pourpoint déchiré, tête nue, joues lacérées.
Il dit en comprimant sa poitrine à deux mains que les Maures sont entrés dans la ville d’Orgiba, qu’à leur tête se tient leur roi, l’ancien converti : Juan Mora.
Ils ont tué tous les chrétiens qui n’avaient pu fuir, déployé leurs bannières, brûlé églises et couvents, et les voix des muezzins ont retenti.
De toute la campagne et des sierras les Maures rebelles ont déferlé et rejoint la ville.
Tout le pays de la sierra Nevada, entre la côte et Grenade, est en révolte.
C’est la guerre sainte, contre nous qui sommes leurs infidèles.
Et c’est notre croisade !
Quel Dieu l’emportera, le Juste et le Vrai, ou celui du Prophète ? Le Christ ou Allah et Mahomet ? Point de pitié. Point d’hésitation.
Massacre à Orgiba, à Galera.
Il faut tuer tous les Maures en âge de prendre les armes. Il faut tuer les femmes et les enfants, témoins de ce massacre, pour que le désir de vengeance un jour ne les conduise pas à se rebeller de nouveau. Il faut piller les greniers et les coffres. Et que les soldats se parent des bijoux et des colliers volés, brandissent les poignards et les sabres courbes.
Dans les rues de Galera le sang ruisselle, les têtes décapitées roulent, boulets de chair, comme au fort Saint-Elme !
Qu’on rase les murs, qu’on brûle tout ce qui peut être brisé, qu’on répande du sel sur cette terre où s’élevait la ville de Galera dont même le souvenir doit être effacé !
Et qu’on agisse de même dans le quartier de l’Albaicín, à Grenade. Qu’on incendie ces palais maures, ces maisons opulentes où vivaient les riches convertis.