Plus de conversions. Des exécutions ! Des déportations !
Qu’on expulse les survivants, qu’ils aillent comme esclaves en Castille ou bien qu’ils quittent l’Espagne et rejoignent les terres barbaresques.
Ils sont des milliers à avoir été chassés du quartier d’Albaicín, à mourir sur les routes de Castille et d’Estrémadure ; des milliers d’autres, séparés de leurs femmes et de leurs enfants, à tenter de s’embarquer pour fuir, à mourir égorgés sur les plages.
Je suis las de tuer, de m’emparer de ces nids d’aigle où s’accrochent des combattants.
Exténué, le dégoût m’emplit la bouche quand, la bataille finie à Serón, puis dans la sierra de l’Alpujarras et dans la vallée de l’Almenzova, je vois tous ces corps massacrés.
Plus au nord, vers Guadix, nous mettons le feu aux récoltes, nous abattons les arbres fruitiers, nous tuons tous les hommes, y compris ceux qui ont cousu sur leur épaule une croix rouge en signe de soumission.
C’est le sang maure qu’il faut faire couler, même si celui qu’il irrigue se dit chrétien.
Quand je marche parmi les morts, je cherche Aïcha la Mauresque au sabre courbe, celle par qui j’ai appris ce qu’était la chair brûlante d’une femme, celle qui m’a permis de fuir la prison chrétienne où le capitaine général de Grenade m’avait enfermé.
Mais personne ne sait ce qu’est devenue cette femme aux cheveux dénoués, Aïcha la combattante.
En revanche, j’ai vu Juan Mora.
Pour racheter leur vie, quelques Maures lui ont tendu un piège, puis l’ont assassiné.
Ils sont rentrés dans Grenade avec son cadavre attaché sur un mulet.
Ils l’ont déposé devant le Palacio del Audiencia. La foule s’est rassemblée. Je me suis approché et j’ai reconnu Juan Mora dont la tête ne tenait plus au tronc que par quelques lambeaux de chair.
La foule crie, exulte.
Don Juan lève le bras et l’on commence à dépecer la dépouille. On exhibe la tête. Elle sera exposée sous la voûte de la Puerta Real. Celui qui osera enlever la tête du traître sera puni de mort.
Les tambours battent.
Don Juan se penche vers moi.
— Guerre noire ! murmure-t-il.
39.
Seigneur, est-ce pour oublier le noir de cette guerre, couleur de deuil et de sang séché, que des jours et des nuits durant je me suis vautré dans la débauche ?
Après qu’on eut célébré notre victoire et accroché la tête de Juan Mora à la voûte de la Puerta Real, j’ai parcouru les rues du quartier de l’Albaicín, grisé par le silence qu’accompagnait seulement la rumeur des fontaines.
J’ai erré, rencontré parfois des groupes de soldats écrasés sous des sacs remplis du fruit de leur pillage.
Chassés de leurs demeures, séparés de leurs femmes et de leurs enfants, les riches Maures de l’Albaicín devaient, sur les chemins déjà enneigés des sierras, marcher vers le nord.
Je les avais vus se rassembler, s’étreindre avant de s’éloigner, parfois sous les coups, et longer cette muraille arabe qui, jadis, quand Grenade était la capitale de leur royaume, protégeait la ville et la splendeur souveraine de l’Alhambra.
Ils n’étaient plus que des esclaves que l’on poussait vers l’Estrémadure et la Castille. Et don Juan – j’entends encore sa voix un peu tremblante – avait dit, en suivant des yeux ces cortèges de la défaite, donc de l’humiliation et du dénuement :
— Je ne sais si l’on peut imaginer pire misère humaine que le départ de tant de gens dans une aussi grande confusion, parmi les pleurs de femmes et d’enfants, tous croulant sous le poids de leurs ballots et de leurs bagages… En vérité, Bernard de Thorenc, s’ils ont péché, ils le paient cher.
Je voulais chasser ces images et cette compassion de ma tête.
Des femmes sont arrivées de Tolède et de Valladolid, de Madrid et de Ségovie, parce que là où il y a des soldats sous les armes, la guerre, le sang noir répandu, la mort, l’homme a besoin de serrer contre lui la chair d’une femme pour se rappeler que la vie existe, qu’elle l’emporte encore, que tous les cris ne sont pas ceux de la douleur.
Par une nuit de février, alors que la neige tombait sur Grenade, j’ai vu descendre d’une voiture chargée de coffres une femme emmitouflée, un capuchon de fourrure dissimulant son visage, entrer dans le Palacio del Audiencia, et les rires, les éclats de voix envahir la nuit.
C’était Maria de Mendoza, une cousine d’Anna Mendoza de la Cerda, princesse d’Eboli, aussi belle que cette dernière, mais sans qu’un bandeau noir sur un œil éteint ajoute énigme et perversité à ses traits.
Dès lors, don Juan n’a plus quitté le Palacio.
On murmurait que cette Maria Mendoza était déjà grosse d’un bâtard du même don Juan et qu’elle s’apprêtait à se retirer dans un couvent après avoir donné naissance à l’enfant.
Mais, pour l’heure, le vent glacé qui descendait des sierras emportait les chansons du plaisir.
Je me suis donc rendu dans le quartier de l’Albaicín. J’ai croisé des soldats qui entouraient et lutinaient une femme échevelée, au regard perdu, sans doute dénichée dans l’une des demeures abandonnées.
Et j’ai envié ces hommes, Seigneur !
J’ai oublié les propos du père Verdini qui avait lui aussi rejoint Grenade en compagnie de don Juan dont il était devenu l’un des chapelains.
— Ne remettez pas à demain, Bernard, m’avait-il dit. Vous devez semer, si vous voulez récolter avant les orages qui accompagnent la fin de toutes les vies. Prenez femme, Bernard. C’est le devoir du chrétien. Et, jusqu’à ce jour, vivez et agissez avec un grand souci de votre pureté, car pécher contre la chasteté n’est pas seulement pécher contre Dieu, mais entraîne beaucoup de maux et fait tort aux affaires et au devoir.
Je ne voulais pas écouter ces conseils.
Dans ce quartier de l’Albaicín, le désir comme un vin acre m’emplissait la bouche.
J’enviais ces soldats qui entraînaient cette pauvre femme.
J’avais le sentiment qu’ici se trouvait le territoire de prise, que les prêches ne devaient point s’y faire entendre.
Ici, c’était la loi du vainqueur qui devait s’imposer sans compassion.
D’un coup de talon j’ai forcé la porte de ces palais maures.
Je me suis avancé, la main sur la garde de mon épée.
J’ai traversé des patios, écouté le bruit des fontaines, pénétré dans des chambres et laissé ma main glisser le long des tentures de soie et de velours.
J’ai heurté des tables basses, renversé des porcelaines, fait tinter sur le sol des objets de métal sans distinguer s’il s’agissait de plats en cuivre repoussé ou de tasses et de théières encore pleines. Car j’avais l’impression que les propriétaires de ces palais s’étaient enfuis avant qu’on ne les en chasse : tout y était encore en place comme si le cours de leur vie, interrompu, allait reprendre.
J’ai parcouru les pièces, écartant les rideaux, repoussant les volets, faisant entrer la lumière.
Dans la plus reculée des chambres d’une de ces demeures, j’ai découvert, blottie derrière un grand paravent, une femme vêtue de soie bleue et qui serrait les genoux, jambes repliées, la tête posée sur les cuisses. J’ai pensé que le diable m’offrait un présent et que j’allais le saisir, dussé-je vivre le restant de mes jours en enfer.
Oui, Seigneur, j’ai senti en moi gronder ce torrent de violence et de désir.
Oui, Seigneur, j’ai été le carnassier qui découvre une proie. Je me suis approché de cette femme, encore une jeune fille, et l’ai saisie par les cheveux, la forçant à se redresser.
Et je me suis senti fort comme un taureau qui voit devant lui la lueur aveuglante de l’arène, qui se précipite et ne se soucie pas de l’épée qui se cache derrière la muleta.