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Jamais je n’avais entendu prier et chanter avec une telle ferveur.

Les bannières étaient hissées au sommet des mâts et c’était comme si d’un bout à l’autre de la rade une seule voix avait lu la même phrase : Tu hoc signo vinces !

On regardait le brigantin aux couleurs pontificales. On s’agenouillait et on priait, baissant la tête pour recevoir la bénédiction de Pie V, embarqué à bord du navire pour voir défiler devant lui la flotte de la croisade, celle qui allait arrêter le déferlement des musulmans.

On venait d’apprendre qu’après avoir pris Chypre ceux-ci avaient saccagé Corfou et que leurs vaisseaux menaçaient tous les comptoirs chrétiens, qu’ils fussent génois, vénitiens ou espagnols.

Nous avons donc pris la mer, ce 17 septembre 1571, et jamais comme en ce jour-là je n’avais connu émotion et exaltation plus intenses.

Je m’étais élancé, le 6 juin, avec la petite troupe de cavaliers qui avaient quitté Madrid pour escorter don Juan.

La chaleur était déjà extrême, la poussière brûlante ; chacun de ses grains, comme un dard s’enfonçant dans la peau, piquait les yeux, séchait les lèvres.

En arrivant à Barcelone j’avais le corps brisé mais, tout à coup, ce fut la mer, le souffle frais, et la Reale entourée de fustes et de galiotes qui se pressaient contre elle comme font les chiots contre les flancs de leur mère.

Nous nous sommes tous immobilisés pour la regarder, haute sur l’eau, sa rambarde, ses châteaux avant et arrière, sa proue et sa poupe sculptés, le navire entier peint aux couleurs de don Juan, pourpre et or.

J’ai eu envie de me précipiter dans la vague, sans attendre, pour parvenir plus vite à bord de ce navire beau et fier comme un vaisseau de légende.

Brusquement, comme nous nous avancions sur les quais, ce furent des acclamations, cette foule qui se précipitait, qui, depuis les balcons, nous couvrait de fleurs, ces princes d’Italie qui venaient à notre rencontre, eux aussi encore empoussiérés par la longue route qu’ils venaient de parcourir pour rejoindre don Juan afin d’embarquer avec lui sur la Reale.

Le soir, comment aurais-je pu dormir alors que toute la ville dansait, que chacun d’entre nous était entouré par les dames et les jeunes filles de la noblesse, parées de robes de soie blanche ou cramoisie ?

Les premiers instants, entrant dans ces salles illuminées par d’innombrables candélabres, je me suis fait reproche d’oublier que j’étais là pour racheter mes péchés, sacrifier ma vie, payer pour ma conduite à l’égard de Zora, mais aussi d’Aïcha.

Je voulais la guerre contre l’infidèle comme une action de repentance afin d’obtenir le rachat de mes fautes.

Seigneur ! Il m’a suffi d’une danse, de la main d’une jeune femme saisissant la mienne, pour que je perde la mémoire et danse et me laisse entraîner dans une pièce plus sombre.

Nous étions les héros à venir, les nouveaux croisés.

Don Juan prêtait à chacun de nous un peu de sa beauté, de sa grâce, de son élégance et de sa jeunesse. Il portait un habit rouge et or serré à la taille, la dague au côté. Une écharpe rouge faisait encore paraître plus blonds ses cheveux. Quand il quittait les salons, il s’enveloppait d’un manteau de velours blanc brodé d’or.

J’ai vécu cela : une ivresse légère et joyeuse, sans remords, à Barcelone, Gênes, Naples puis Messine. Là était le lieu de rassemblement de la flotte. Don Juan m’a demandé d’embarquer sur la galère la Marchesa que commandait un vieux capitaine vénitien, Ruggero Veniero, dont les cheveux blancs tombaient jusqu’aux épaules.

Veniero se tenait appuyé à la rambarde du château arrière. Il nous haranguait d’une voix juvénile, à peine éraillée, disant que jamais dans l’histoire du monde n’avait été rassemblée une telle flotte.

Il tendait le bras, montrait les trois cents navires, galères, galéasses, galiotes, frégates, fustes, brigantins, birèmes, trirèmes, naves mahones, toutes les tailles, toutes les formes, toutes les puissances, les galéasses avec leurs cent bouches à feu, les galiotes avec leurs vingt bancs de rameurs.

Il répétait :

— Nous sommes trente mille soldats et cinquante mille marins et rameurs.

Je me penchais.

Je regardais la chiourme. Je reconnaissais cette odeur d’excréments et de sueur mêlés.

On avait redoublé les chaînes qui entravaient les rameurs musulmans. Leurs mains étaient prises dans des gantelets de métal afin qu’ils pussent seulement tirer sur la rame.

On avait promis aux galériens chrétiens qu’ils obtiendraient la liberté s’ils combattaient aux côtés des soldats contre les infidèles. Et sur le pont, derrière les grands panneaux de bois dressés afin de protéger marins et soldats, s’entassaient des centaines d’armes blanches, haches, piques, poignards, glaives, épées et coutelas qu’on distribuerait au moment de la bataille quand tout chrétien, qu’il fût noble, soldat, voleur ou assassin, devrait prendre part au combat.

Et le pape Pie V avait fait savoir que les indulgences pour les fautes et les péchés commis seraient accordées à ceux qui se distingueraient dans la bataille.

Cette annonce avait été accueillie par des cris de joie, des hurlements, aussi, comme si chacun de ces condamnés avait eu hâte d’empoigner une arme et de tuer pour être libéré, sauvé, racheté.

Sous l’exaltation et dans la prière, j’ai étouffé les doutes qu’à certains moments je sentais resurgir en moi.

Mais chaque instant, heureusement, apportait une nouvelle surprise, une bouffée d’ivresse.

Don Juan donna l’ordre que fussent sciés les éperons de fer qui prolongeaient les proues. Ils étaient redoutables au moment de l’abordage, crevant les coques des galères ennemies, déchirant les bois et les chairs, mais, surélevés, ils ralentissaient la marche et obligeaient surtout les canonniers à tirer plus haut, les empêchant de faire feu au ras de l’eau pour ne pas les heurter.

J’ai admiré la vigueur, l’intelligence, la ferveur de don Juan. Il passait tel Apollon, le torse serré dans son armure aux incrustations d’or, ou bien dans un pourpoint. Il attirait par sa jeunesse et sa beauté, suscitait respect et obéissance par son autorité.

On disait que Pie V avait au cours d’une messe, à Rome, interrompu la lecture des Écritures pour dire à deux reprises, d’une voix tremblante, comme s’il ne faisait que répéter ce que Dieu venait de lui souffler :

— Il y eut un homme envoyé de Dieu, qui s’appelait Jean.

Notre don Juan.

Il est venu à plusieurs reprises sur la Marchesa, interpellant durement Veniero, disant que la Marchesa était la seule des galères vénitiennes qui, ayant à son bord des soldats et des marins qui n’étaient pas citoyens de la Sérénissime, était digne de faire partie de cette flotte de la Sainte Ligue. Les autres étaient mal armées, manquaient de combattants et de rameurs.

— On ne se bat pas sans hommes ! s’écriait-il. Ces galères vénitiennes sont à la merci de la première canonnade, du premier abordage !

Veniero se cabrait, comme si chaque phrase prononcée durement était un coup de fouet. Mais il n’osait s’en prendre au frère du roi d’Espagne, aussi s’emportait-il contre le Génois Doria ou l’amiral des galères pontificales, Marcantonio Colonna.

J’écoutais, m’inquiétais de ces divisions, mais, comme pour mes remords ou mes doutes, je n’avais pas le temps de m’y attarder.

Je voyais Enguerrand de Mons franchir la passerelle en compagnie d’un homme maigre au regard perçant, un Vénitien nommé Vico Montanari. Tous deux arrivaient de Paris. Ils avaient choisi de participer à la croisade plutôt que de rester à l’abri dans cette cour de France où le roi Charles IX et la reine mère, Catherine de Médicis, se refusaient à donner un seul navire, un seul soldat pour la Sainte Ligue.