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Je l’ai accompagné jusqu’à sa chambre puis suis retourné dans la chapelle où je me suis agenouillé.

Montanari m’avait dit que durant plusieurs jours Philippe II s’était confessé, implorant le pardon de Dieu pour les fautes qu’il avait commises.

Il me fallait agir de même, dire ce que j’avais fait de ma vie.

J’ai pris dans mes mains la tête du christ posée sur l’autel, puis l’ai portée dans ma chambre et placée sur ma table de travail.

C’est devant le christ aux yeux clos que j’ai décidé d’écrire ma confession.

2.

Je Vous regarde, Seigneur.

Lorsque j’ai découvert pour la première fois votre visage tel que Benvenuto Terraccini l’avait sculpté, je n’ai pu cacher mon étonnement, ma déception et même ma colère.

J’étais sur le pont de la Marchesa, la galère que commandait un vieux capitaine vénitien, Ruggero Veniero, au visage couturé et au corps voûté. Il avait combattu les infidèles à Tunis, à Rhodes, à Chypre et à Corfou. Il se tenait sur le château arrière, debout entre les deux fanaux, décrivant d’un large mouvement du bras la rade et le port de Messine où, serrées les unes contre les autres, les coques des navires de la Sainte Ligue commençaient à s’entrechoquer, car ce 15 septembre 1571 le vent se levait.

Veniero nous avait fait aligner de la poupe à la proue. Nous étions plus de deux cents soldats et marins, épaule contre épaule, le visage tourné vers lui qui nous haranguait, mêlant le vénitien et l’espagnol. Le poing levé, il maudissait les infidèles, ces bourreaux cruels dont il fallait nettoyer le ciel et la terre.

— Jamais, avait-il dit, autant de navires n’ont été rassemblés depuis le temps d’Octave, d’Antoine et de Cléopâtre.

Il avait montré les mâts et les étraves, les éperons qui prolongeaient les proues, tout ce bois et ce fer de nos navires qui cachaient la mer.

Il avait saisi les franges de l’étendard de damas rouge hissé à la poupe et il avait répété : Tu hoc signo vinces. « Par ce signe tu vaincras. »

Nous nous étions agenouillés et nous avions prié, écoutant Veniero nous rappeler que la flotte turque était invaincue. Ali Pacha avait réuni au moins cent quatre-vingts galères à Lépante et le combat serait le plus grand à s’être livré sur mer depuis la venue du Christ.

Nous allions décider du sort du monde chrétien.

— Avec l’aide de Dieu, nous materons ces chiens ! avait-il crié.

Il s’était redressé et sa voix s’était faite plus forte au fur et à mesure qu’il comptait les navires tout en nous les montrant du bras tendu. Il avait désigné d’abord les cent six galères vénitiennes et les six énormes galéasses, des forteresses de mer, elles aussi armées par la Sérénissime. Puis salué les quatre-vingt-dix galères espagnoles et les douze pontificales, ainsi que ces trente navires ronds, les naves, dont les canons briseraient les coques des galères infidèles.

Près de cent mille hommes, soldats, marins, rameurs enchaînés à leurs bancs, s’affronteraient.

— Il faut noyer ces rats, avait continué Veniero.

Ils souillaient le tombeau du Christ, avaient mis à sac Budapest et menacé Vienne. Ils avaient assiégé les forteresses de Corfou et de Kotor. Ils avaient conquis Chypre et massacré ceux de ses habitants qu’ils n’avaient pas réduits en esclavage. Ils devenaient chaque jour plus audacieux, poursuivant les navires chrétiens jusqu’au fond de l’Adriatique, dévastant les villes et les villages côtiers, pillant, violant, raflant les hommes, les femmes, les enfants. Et ils martyrisaient aussi des dizaines de milliers de chrétiens emprisonnés à Alger, Tunis, Constantinople. Les femmes étaient enfermées dans les harems des sultans, des beys et des vizirs, les enfants livrés aux vices de leurs maîtres, les hommes battus, mutilés, écorchés vifs, réduits à n’être que des galériens, torturés au moindre soupçon de rébellion ou à la première tentative de fuite.

— Nos frères attendent que nous brisions leurs chaînes, comme l’empereur Charles Quint l’a fait pour des milliers d’entre eux lorsqu’il a conquis Tunis.

Veniero avait secoué la tête, fermé les yeux, dit lentement qu’il avait été de ce combat-là dans son extrême jeunesse.

— Qui n’a vu de ses yeux ce que les infidèles infligent aux chrétiens ne peut imaginer ce qu’est l’enfer, avait-il ajouté.

J’avais vu, Seigneur ! C’est pour cela que je voulais vaincre, pour cela que je priais en écoutant Ruggero Veniero.

Ce faisant, je me préparais à mourir plutôt que de connaître à nouveau l’humiliation de l’esclavage, l’effroi qui glace à chaque instant, cette torture de l’âme plus douloureuse encore que celle qu’endure le corps.

Veniero avait saisi à deux mains la balustrade qui entourait le château arrière de la Marchesa. Sa silhouette noire s’était arc-boutée comme s’il avait dû affronter une bourrasque.

— Honte à ceux qui ne combattent pas à nos côtés ! avait-il lancé. Que Dieu les juge pour ce qu’ils sont, des renégats !

J’ai baissé la tête, Seigneur !

Le roi de France était mon suzerain. Mon père était mort pour lui et mon frère Guillaume l’appelait le Très Chrétien.

J’avais su dès l’enfance, par notre confesseur le père Verdini, qu’ils avaient accepté toutes les missions que le roi leur avait confiées.

— Ils se damnent, m’avait répété le père Verdini. Un monarque n’est légitime et on ne lui doit obéissance que s’il se met au service de Dieu, de la sainte Église et de son chef, le souverain pontife. Prions pour votre père et votre frère, Bernard, implorons le Seigneur qu’il les éclaire et leur montre le chemin !

Mon père et Guillaume s’absentaient souvent du Castellaras de la Tour pour plusieurs mois, me laissant seul avec le père Verdini, le médecin Salvus et ma sœur Isabelle.

Parfois je surprenais les propos qu’échangeaient le médecin des âmes et celui des corps. Selon Salvus, mon père et mon frère étaient ensorcelés. Le roi et ses empoisonneurs leur avaient fait oublier leurs devoirs de chrétiens. Ils étaient aveuglés. Ils plaçaient la fidélité à la couronne et au royaume au-dessus des exigences de la foi.

Je devais, moi, racheter leurs fautes, servir le roi des Espagnes qui défendait la chrétienté contre les musulmans, la Juste Foi contre les mécréants. Moi, cadet des Thorenc, je devais être capable de me dresser contre le monarque qui trahissait sa foi en ayant partie liée avec les infidèles et les hérétiques. Je devais me séparer des miens qui le suivaient.

Il faudra, Seigneur, que je fasse une confession détaillée de ce que mon père, mon frère et jusqu’à ma sœur Isabelle appelaient ma félonie, et que le père Verdini nommait fidélité à Dieu et à la sainte Église.

Plus tard, à Alger, où je fus captif des infidèles durant plusieurs années, j’appris à être d’abord chrétien avant d’être sujet du roi de France.

Je découvris que, pour les infidèles, quelles que fussent nos origines, vénitiennes ou espagnoles, françaises ou génoises, nous étions des misérables dont la vie ne valait pas plus qu’un grain de sable. J’ai vu des hérétiques empalés, d’autres, adeptes de la secte luthérienne, ont eu devant moi les oreilles et le nez tranchés comme s’ils avaient été de bons chrétiens, non des « mal-sentants de la foi ».

Les musulmans ne préservaient la vie que de ceux dont ils espéraient tirer bonne rançon.

Peut-être, Seigneur, est-ce le souvenir de ce que j’ai vécu et appris au long de ces années passées dans les prisons et les chiourmes musulmanes qui a fait qu’avec le temps, à la fin de ma vie, j’ai rejoint le parti de la paix entre chrétiens et retrouvé ainsi le service de mon roi ?