Enguerrand de Mons s’indignait : ce monarque qui se disait Très Chrétien préférait s’entendre avec les huguenots, avec cet amiral de Coligny qui recrutait une armée pour attaquer les troupes espagnoles des Pays-Bas, parce que ce qui les réunissait, huguenots et catholiques français, c’était la haine de l’Espagne et de l’empire !
Charles IX et Catherine de Médicis continuaient l’infernale politique de François Ier, l’allié de Soliman le Magnifique.
— Dieu sait combien nous avons souffert dans nos chairs ! concluait-il en me fixant.
Je n’avais pas oublié Mathilde de Mons, ni les chiourmes, ni les bagnes des Barbaresques, ni Dragut-le-Cruel dont on ne savait s’il avait été tué lors du siège de Malte ou s’il continuait, avec Ali Pacha et Lala Mustapha, de commander les flottes ottomanes et barbaresques.
J’imaginais qu’il avait survécu, tant, ces dernières semaines, les musulmans avaient montré de cruauté.
J’avais tremblé d’effroi et de colère en écoutant le récit que m’avait fait Michele Spriano de la conquête de Chypre.
Pourtant, ç’avait d’abord été la joie des retrouvailles sur ce quai de Messine, devant la passerelle de la Marchesa.
J’avais vu cet homme voûté aux cheveux gris qui s’avançait lentement comme s’il avait eu besoin de reprendre souffle à chaque pas.
Il était vêtu d’un pourpoint et d’un pantalon bouffant de velours noir. Aucune dentelle blanche, aucun tissu de couleur vive ne venait relever le noir du tissu, le gris de la peau et des cheveux.
Il m’avait paru troublé. Je ne réussissais pas à mettre un nom sur ce visage qui ne m’était pourtant pas inconnu.
J’avais imaginé un instant qu’il s’agissait de l’un de ces capucins qui allaient embarquer avec nous. Puis l’homme s’était redressé et avait murmuré quelques vers, ceux qui marquent l’entrée dans l’Enfer :
Per mè si va nella città dolente
Per me si va nel eterno dolore
Per me si va tra la perduta gente.
Je me suis mis à trembler ; les larmes ont envahi mes yeux et j’ai serré contre moi Michele Spriano.
Je pleurais de joie, je bénissais Dieu d’avoir protégé Michele que j’interrogeai avec avidité.
Il a commencé à parler lentement, sans me regarder, comme s’il évoquait pour lui-même ce qu’il avait vécu, ce bagne d’Alger que je connaissais si bien.
Il y avait occupé des fonctions presque officielles, servant d’intermédiaire et de traducteur entre marchands chrétiens et barbaresques.
Il s’était interrompu, avait hoché la tête.
— J’ai vu, j’ai entendu, avait-il repris. Je sais, maintenant.
Il avait baissé la voix.
— Je vais te blesser, avait-il murmuré. Surtout ici, alors que tu t’apprêtes à combattre.
Il avait haussé les épaules.
— Mais les choses sont ainsi. Dieu, la religion, l’Église ne sont pour la plupart des hommes que des masques. Derrière leurs Livres saints, qu’il s’agisse du Coran, de l’Ancien ou du Nouveau Testament, ils cachent leurs livres de comptes. Ce ne sont pas les grains d’un chapelet qu’ils égrènent, mais un boulier de marchand qu’ils manipulent. Les ducats, l’or, les intérêts, l’achat d’épices, la vente de draps, voilà ce pour quoi ils vivent.
Il avait posé la main sur mon épaule.
— J’ai traduit leurs propos. J’ai été au courant de tous leurs secrets. En même temps qu’ils prêchent la croisade, les Vénitiens négocient avec le sultan. Cette Sainte Ligue n’est qu’une forme de leur négociation. Et le grand vizir, Sokolly, est au mieux avec l’ambassadeur de Venise à Constantinople. Je le sais. Le reste – il avait montré les galères dans la rade –, c’est le grand théâtre. Mais, Bernard, ceux qui combattent au nom de Dieu ne sont que des cartes à jouer que d’autres, banquiers, marchands, princes et rois, jettent sur la table au gré de leurs intérêts et pour gagner leur grande partie, celle dont ils tirent leur gloire et leurs profits.
J’ai plaqué la main sur sa bouche, brutalement. Qu’il se taise !
Puis je l’ai pris contre moi.
— Tu es vivant, ai-je répété. Remercions Dieu ! Raconte-moi…
J’ai retiré ma main. Il avait les lèvres tremblantes.
— J’ai dit ce qu’un homme doit savoir. Que la plupart d’entre nous sommes voués à l’enfer. Ma Divine…
J’ai frappé ma poitrine pour lui montrer qu’elle était là, en moi, contre moi, sous mon pourpoint, que ce livre qui ne me quittait jamais était ma cuirasse.
Il a ri, et je l’ai enfin un instant retrouvé tel que je l’avais connu, puis il a repris son récit.
Après avoir connu tant de secrets liant chrétiens et musulmans, marchands de quelque religion qu’ils fussent, il avait compris qu’un jour on déciderait de sa mort, car c’était le seul moyen de lui faire garder le silence.
Il avait donc choisi de se perdre dans la foule des rameurs de la chiourme, réussissant à payer un Turc, qui en était resté tout étonné, pour être embarqué, abandonnant son sort privilégié de captif de rançon pour la dure loi de la chiourme.
Il avait été sur l’une des galères de la flotte de Lala Mustapha qui avait assiégé Chypre. Il savait que les deux chefs vénitiens, Astor Baglione et Marcantonio Bragadini, avaient été, l’un dépecé, l’autre écorché vif, sa peau remplie de paille, arborée comme un trophée au mât de la galère de Lala Mustapha, puis accrochée à la poterne de la prison des esclaves à Constantinople.
Il avait vu brûler villes et villages de l’île. Il avait entendu les cris de terreur des jeunes filles violées, embarquées de force.
Dans le port de Famagouste, la mer était devenue rouge. Les musulmans avaient été à ce point repus et ivres de cruauté qu’ils avaient perdu toute raison. Trois navires, sur lesquels ils avaient entassé des centaines de jeunes filles vouées à l’esclavage, avaient été incendiés, au mouillage, parce que des marins avaient laissé s’embraser les voiles et avaient tardé à lutter contre l’incendie.
— Ces cris, les cris des femmes que les flammes dévoraient…, avait répété Michele Spriano, les paumes plaquées sur les oreilles.
Et, brusquement, avait-il repris, alors que dans tout le port et la rade les Turcs s’affolaient, tentant d’éteindre l’incendie, des galères vénitiennes avaient attaqué les navires turcs, les prenant à l’abordage, coulant plusieurs d’entre eux. Avec quelques dizaines d’autres rameurs, Michele Spriano s’était libéré de ses chaînes et avait pu sauter à bord d’un navire chrétien.
— Et je suis ici, et je te retrouve…, avait-il murmuré.
Puis il avait secoué la tête.
— Mais je ne serai pas de cette bataille.
Il s’était voûté comme si tout son corps avait été écrasé de fatigue et de désespoir.
J’avais retiré de mon pourpoint sa Divine et lui avais tendu le livre.
Il avait d’abord refusé, mais j’avais montré la mer, les canons des galéasses, ces colonnes de soldats, d’arquebusiers et de piqueurs qui embarquaient, derrière leurs bannières marquées de la croix blanche, à bord des navires amarrés.
On disait que la flotte musulmane d’Ali Pacha s’était rassemblée dans le golfe de Patras, à Lépante, non loin du promontoire d’Actium, là même où, en 31 avant Jésus-Christ, l’empereur Octave avait vaincu les galères d’Antoine et Cléopâtre.
Qui pouvait assurer qu’il reviendrait vivant d’un affrontement qui allait décider du sort du monde ?
Michele Spriano m’a écouté, puis a pris le livre et m’a embrassé.