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Un jour, Vico Montanari m’a entraîné vers la proue, martelant le pont du talon, au-dessus du réduit où un prisonnier venait d’être enfermé.

— Celui-là, a-t-il murmuré en secouant la tête, il ne ramera plus.

D’abord je n’ai pas voulu comprendre. Mais Montanari a poursuivi, comme s’il voulait partager avec moi le poids qui l’écrasait. Veniero, a-t-il expliqué, avait reçu des ordres précis du Conseil des dix qui gouvernait la sérénissime République. Il devait, parmi ces infidèles, dresser la liste de ceux que le Conseil appelait des « hommes de commandement ».

Montanari a regardé autour de lui et, après s’être assuré que personne ne pouvait l’entendre, il a ajouté :

— Le Conseil a écrit à Veniero : « En vous assurant qu’on n’a pas pris une personne pour une autre, vous les ferez mourir secrètement de la façon qui vous paraîtra la plus prudente. »

Montanari savait que le pape avait été horrifié à l’idée de ces assassinats d’hommes qu’aucun tribunal n’avait condamnés.

— Venise a une longue mémoire, a conclu Montanari. Nous nous souvenons de la cruauté des infidèles à Famagouste. Nous n’oublions rien !

Je n’ai pu lui répondre.

J’ai pensé à cet homme enfermé, à ceux qui l’avaient précédé dans ce réduit, à tous les autres qui lui succéderaient.

J’ai imaginé ce que devait être la « façon prudente » de faire mourir secrètement. Étrangler ? Égorger ? Empoisonner ? Puis faire disparaître les corps en les jetant au large de Messine ?

Certains jours, on découvrait, dans les criques et sur les plages proches de la ville, des corps nus dont la tête avait été tranchée.

Seigneur, est-ce ainsi que l’on combattait pour Vous ?

Je me suis souvenu des propos de Michele Spriano.

Pour les puissants de ce monde, avait-il dit, Dieu, l’Église n’étaient que des masques dont ils se servaient pour dissimuler leurs ambitions, les rivalités qui les opposaient les uns aux autres.

Mais ils reniaient leur foi s’ils estimaient qu’ils avaient intérêt à s’allier avec des hérétiques ou des infidèles.

J’avais alors refusé de l’entendre.

Il me fallait croire en la pureté et en la sincérité des souverains catholiques pour que je pusse tuer en leur nom et au nom de la foi en Jésus-Christ.

Je l’avais fait.

J’avais vu la mer, d’une rive à l’autre du golfe de Patras, rougie par le sang versé. Je l’avais vue couverte de corps.

Mais Vico Montanari, qui avait combattu auprès de moi, m’assurait maintenant que le Conseil des dix cherchait à faire la paix avec le sultan Selim II. Et c’était mon propre frère, Guillaume de Thorenc, un huguenot, ambassadeur de France à Constantinople, qui servait d’intermédiaire entre la Sérénissime et l’Empire ottoman.

— Ils parviendront finalement à s’entendre, a ajouté Montanari. Ils peuvent bien se blesser, mais non se tuer. Ils en viendront à conclure un traité de paix. Voilà ce que c’est que vivre dans notre monde.

J’ai regardé vers la proue. J’avais moi aussi tapé du talon sur ce pont au-dessous duquel des infidèles étaient enchaînés, et, au bout de la coursive, il y avait ce réduit où un homme attendait qu’on l’égorge, qu’on l’étrangle ou qu’on l’empoisonne, puis qu’on le noie.

Était-ce aussi cela la paix ? Ces assassinats secrets ?

— C’est bien la paix des hommes, a dit Montanari en m’entraînant sur le quai.

Cette nuit-là, nous avons bu, nous nous sommes vautrés dans la débauche.

Parce que, pour vivre en ce monde, Seigneur, les hommes faibles doivent parfois s’aveugler.

Mais on m’obligeait à voir.

Diego de Sarmiento était arrivé à Messine. J’étais sur le quai. J’avais entendu la foule acclamer cette galère espagnole à la coque décorée de bois doré, aux fières sculptures de poupe et de proue.

J’avais reconnu Sarmiento debout sur le château arrière. Des soldats l’entouraient, chacun d’eux portant le drapeau d’un des royaumes d’Espagne ou d’Amérique qui obéissaient à Philippe II, le monarque du monde, le Roi Très Catholique.

Je n’ai pas voulu rencontrer Sarmiento, mais les espions espagnols grouillaient à Messine. Et des soldats sont venus me quérir dans la chambre de Teresa et d’Evangelina où je m’étais à nouveau réfugié.

Sarmiento m’a ouvert les bras et, comme je n’ai pas fait mine d’avancer vers lui, il m’a, tout en éclatant de rire, empoigné les épaules, me serrant à m’étouffer.

— Je te préfère entre les bras de deux putains qu’entre ceux de don Juan ! a-t-il dit en m’invitant à m’asseoir en face de lui dans la cabine où il vivait, à la poupe de la galère.

Je me suis redressé. J’ai exalté le courage, l’héroïsme de don Juan, le respect et la reconnaissance que tout catholique, fût-il roi, devait lui témoigner.

— Qui s’y refuse ? a répliqué calmement Sarmiento.

Je me suis rassis. J’ai dû entendre son discours.

La Sainte Ligue n’existait déjà plus, a-t-il dit. Les commandants en chef, Veniero, Doria, Colonna, se disputaient les dépouilles turques. Chacun voulait la plus grosse part du butin. Il y avait huit mille prisonniers et cent quatre-vingts galères capturées. Des hommes qui avaient combattu côte à côte s’étaient poignardés après s’être disputé un capitaine turc dont ils espéraient tirer une forte rançon. Et depuis lors – Sarmiento s’est penché, pour me fixer droit dans les yeux –, ce Turc avait été retrouvé noyé, son corps rejeté sur les rochers.

Au reste, qu’aurait pu entreprendre désormais la Sainte Ligue ?

Les Vénitiens voulaient reprendre Chypre. Colonna et le pape rêvaient de nettoyer la Méditerranée des Barbaresques.

— Quant à notre Philippe II, il doit penser au monde, et non pas seulement à ces quelques îles ou côtes arides dont Venise, le pape, les Génois et l’ordre de Malte continuent de croire qu’elles sont le seul horizon. C’est aux Pays-Bas, sur les bords du Rhin, de la Seine, de la Loire, que se livrent les batailles. Je te l’ai déjà dit : l’avenir appartient au roi d’Espagne, au fils légitime de Charles Quint et à sa descendance, non à un bâtard, fût-il glorieux !

Sarmiento s’est approché de moi.

— Don Juan veut être roi, le souverain de n’importe quel pays. Il lui faut une couronne ! Mais jamais Philippe II n’y consentira. Un bâtard ne saurait s’asseoir sur un trône.

Sarmiento a continué à discourir longuement, m’exhortant à regagner l’Espagne avec lui.

Philippe II avait plus que jamais besoin d’hommes tels que moi, gentilshommes courageux et fidèles. Le roi me chargerait sûrement d’une mission en France où la guerre entre huguenots et catholiques couvait.

Il fallait attiser ce feu afin d’extirper l’hérésie protestante de ce royaume. Telle était la première tâche que voulait accomplir le souverain d’Espagne et qui devait être celle de tout catholique.

L’Empire ottoman devait être contenu, c’était là ce qu’avait réussi la Sainte Ligue par la victoire de Lépante et la destruction de la flotte turque. Mais les infidèles seraient toujours des infidèles. Et on devait empêcher que des chrétiens ne choisissent l’hérésie. Or cette peste huguenote faisait des ravages aux Pays-Bas, en France. C’était elle qu’il fallait combattre.

Que don Juan s’attelle à cette tâche plutôt que de rêver de devenir roi de Tunis ou d’Alger !

D’ailleurs, avec quelles galères et quels soldats voudrait-il conquérir les royaumes barbaresques ? La Sainte Ligue était épuisée, déchirée.

Venise ? Le grand vizir avait confié à l’ambassadeur de France, à ce huguenot nommé Guillaume de Thorenc, que les Ottomans, en s’emparant de Chypre, avaient amputé Venise d’un bras. « En détruisant notre flotte, avait ajouté le grand vizir, les Vénitiens ont certes rasé notre barbe. Un bras coupé ne repousse pas, mais une barbe rasée n’en repousse que mieux ! »