Don Juan ne pouvait donc qu’obéir au roi d’Espagne, et celui-ci lui avait fait connaître ses intentions par une lettre que Diego de Sarmiento avait été chargé de lui remettre et dont il m’a cité une phrase : « Quelque désir que j’ai de vous revoir et de vous féliciter de vive voix pour le courage dont vous avez témoigné, vous comprendrez les raisons pour lesquelles j’ai jugé nécessaire que vous passiez l’hiver à Messine… »
— Ici on lui dresse une statue, je crois, a dit Sarmiento. Qu’il assiste à sa bénédiction…
Il s’est esclaffé.
— Mais il ne peut y avoir deux soleils qui brillent en même temps dans le ciel d’Espagne.
Mais moi, à l’en croire, je pouvais, je devais retrouver la cour d’Espagne. Les femmes y aimaient les héros. Borgne et perverse, la princesse d’Eboli était de plus en plus resplendissante, et son amant, Antonio Pérez, avait acquis une grande influence auprès du roi. Or la princesse m’aimait bien. À entendre Sarmiento, elle s’inquiétait souvent de mon sort. Elle avait craint que je n’eusse été tué dans cette bataille. Et lors du Te Deum, qui, à l’Escurial, avait célébré notre victoire, la princesse avait, selon Sarmiento, prétendu avoir prié pour moi !
— Il est temps que le roi et la princesse te revoient. Philippe t’accordera une rente et une distinction qui feront de toi un homme puissant, et la princesse se chargera de te trouver une fonction. Tes combats, maintenant, Bernard de Thorenc, tu dois les livrer dans les salons des palais royaux. Laisse les plus jeunes brandir le glaive. Nous l’avons fait. Et bien fait !
Il m’a pris par l’épaule. La galère appareillait le lendemain. Je devais être à bord tôt le matin.
Que, jusque-là, je dorme entre ces deux filles dont on lui avait dit qu’elles étaient plaisantes et savantes en choses de l’amour !
J’ai retrouvé Teresa et Evangelina. Je les ai payées pour qu’elles donnent le change, fassent croire à ceux qui m’espionnaient que je passais cette dernière nuit entre elles deux, alors que je me rendrais chez Michele Spriano.
J’ai supplié ce dernier d’affréter avec moi un brigantin pour gagner Naples ou Pise.
Je ne voulais pas, pas encore retourner en Espagne.
In mezzo del camin di nostra vita, ainsi que le dit Dante, je voulais retrouver, au milieu de ma vie, mes terres, ma demeure, marcher dans les forêts qui entourent le Castellaras de la Tour.
Je voulais déposer sur l’autel de notre chapelle l’étendard de damas rouge qui avait flotté à la poupe de la Marchesa et qui portait, brodée, la devise de Constantin, devenue celle de la Sainte Ligue : Tu hoc signo vinces.
Et sur ce tissu couleur sang je voulais placer, à droite du tabernacle, la tête tranchée du christ aux yeux clos.