Je sais que mes yeux ont brillé du même éclat quand j’ai tué.
Et sans doute, face à cet homme en noir, l’ai-je retrouvé, d’autant plus intense que, peu à peu, à ma colère et à mon émotion se mêlaient l’amertume et la déception.
Moi aussi j’ai tiré sur mon épée, en exhibant la lame.
L’homme m’a salué, inclinant à peine la tête, gardant son chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils.
Il se dénommait Jean-Baptiste Colliard, dit-il d’un ton arrogant, capitaine des gardes du Castellaras de la Tour, au service du comte Guillaume de Thorenc. Il avait ordre de ne laisser personne pénétrer dans le château.
— Personne, a-t-il répété.
Puis, d’un ton dédaigneux, il a ajouté :
— Il faut passer son chemin.
Michele Spriano s’est avancé et s’est placé entre nous deux, expliquant au capitaine des gardes qui j’étais. L’homme a paru un instant troublé. Les gardes maintenant nous entouraient.
— Que voulez-vous ? a-t-il bougonné.
Il s’est encore approché.
— Ici, a-t-il poursuivi, c’est toujours la guerre. Les papistes de la Grande Forteresse de Mons refusent d’appliquer le traité de paix de Saint-Germain que le comte de Thorenc nous a demandé de respecter. Le Castellaras de la Tour est à nous, ainsi que tous les villages du fief. Nous prions comme nous l’entendons : en français, et nous lisons la Bible plutôt que ces prières à une femme que l’on dit vierge et qui ne l’est pas plus que moi !
Il s’est esclaffé et m’a dévisagé avec mépris avant de reprendre :
— J’ai entendu le comte de Thorenc dire que son frère s’était fait espagnol, par haine de la vraie foi, et qu’il avait renié son royaume, trahi son père et toute sa famille. Êtes-vous celui-là ?
Je n’avais pas bondi sur le pont de la galère la Sultane, je ne m’étais pas frayé un chemin à coups de hache et d’épée pour accepter qu’un huguenot m’insulte dans la cour de notre demeure.
J’ai tiré l’épée avant lui. J’en ai placé la pointe sur sa gorge.
J’ai crié que si l’un des gardes esquivait le moindre geste j’égorgerais leur capitaine. J’en aurais le temps avant que d’être tué, n’est-ce pas ?
— Qu’on s’écarte ! a dit d’une voix étranglée Jean-Baptiste Colliard.
Les gardes ont reculé.
— Partons, a murmuré Michele Spriano.
J’ai hurlé qu’on nous amène nos chevaux et j’ai contraint le capitaine des gardes à me suivre jusqu’au pont. Denis nous y attendait avec les montures.
J’ai repoussé Jean-Baptiste Colliard, puis nous avons bondi en selle. Comme nous atteignions les derniers mètres du pont, il y a eu une arquebusade.
J’ai entendu le plomb siffler à mes oreilles et frapper les pierres. Puis il y a eu le cri sourd de Michele Spriano que j’ai vu se pencher sur l’encolure de son cheval, s’agrippant à sa crinière.
Le sang a commencé à tacher la robe fauve de sa monture.
Mais il a continué de galoper vers la forêt cependant que je criais de désespoir, jurant de me venger.
J’ai enfin pu arrêter le cheval de Michele Spriano qui ne portait plus qu’un mort.
Nous étions au milieu d’une clairière à l’extrémité de laquelle se dressait, sur une butte entourée de chênes, un calvaire. On – qui d’autre, sinon les huguenots ? – avait renversé la croix et brisé le socle.
Je me suis agenouillé au pied de l’un des chênes et, avec ma dague, puis avec une branche épointée comme un pieu, enfin à mains nues, j’ai creusé une fosse.
C’est long et douloureux de préparer, seul, la sépulture d’un homme.
J’ai enveloppé le corps de Michele Spriano dans son manteau, y cachant son visage, puis je l’ai déposé au fond du trou. Près de lui, enroulée dans une couverture, j’ai placé la tête du christ aux yeux clos.
Un jour, je reviendrai.
Vous m’en avez donné, Seigneur, à l’instant où je commençais à faire glisser la terre, la certitude.
Je reviendrai au Castellaras de la Tour. Je bâtirai un tombeau pour Michele Spriano, dans notre chapelle. Je replacerai les statues de la Vierge et des saints dans les niches de la façade.
Et je déposerai sur l’autel l’étendard de damas rouge qui avait flotté à la poupe de la Marchesa, ainsi que la tête tranchée du christ.
J’ai tassé la terre à coups de bâton. Je devais rester le seul à connaître l’emplacement, car, ailleurs, on avait aussi profané des tombeaux.
J’ai reculé de quelques pas. Je reconnaîtrais ce chêne entre les mille arbres d’une forêt.
Puis j’ai attaché la bride du cheval de Spriano au pommeau de ma selle, et j’ai commencé à longer la rive de la Siagne.
J’avais cru, en apercevant les murailles du Castellaras de la Tour, que le temps de la paix était revenu pour moi.
Tout au contraire, je m’étais un peu plus enfoncé dans la forêt obscure.
Et le sang avait à nouveau coulé.
Il me fallait donc aller au bout de mon voyage et de ma guerre.
J’ai décidé de me rendre à Paris. Là devaient se trouver Guillaume de Thorenc et les autres chefs de la secte huguenote, au centre du royaume de Lucifer.
2.
Seigneur, j’ai traversé le royaume de France du Castellaras de la Tour jusqu’à la porte de Buci que j’ai franchie au début du mois de décembre de l’an de grâce 1571.
Des hommes de la prévôté de Paris m’ont fouillé, me demandant à qui j’appartenais, me dévisageant d’un air soupçonneux.
J’ai répondu que j’avais combattu les infidèles avec la Sainte Ligue, que nous avions vaincu la flotte du sultan et que je me rendais auprès d’Enguerrand de Mons, chevalier de Malte, ambassadeur de son ordre auprès du roi.
On m’a donné l’accolade.
Je n’étais pas l’un de ces fieffés huguenots qui louent des chambres dans tous les quartiers de Paris, y tiennent des conciliabules, cherchent à introduire dans la ville des armes courtes avec lesquelles ils pourront procéder à de rapides exécutions dans les logis ou les rues.
Il fallait que je me méfie de tous les gentilshommes aux vêtements austères et à la large fraise : ce sont là des affidés de l’amiral de Coligny, des rebelles réformés, des séditieux amiralistes, des huguenots de guerre !
Je me suis éloigné, longeant le pré aux Clercs, croisant des hommes en armes, des gens du peuple, des bateliers, des portefaix, des femmes qui, malgré le froid vif, étaient bras nus. Ils gesticulaient autour d’une grande croix dressée sur une pyramide de pierre gardée par des soldats du roi.
J’ai mis pied à terre.
On m’a entouré. Étais-je un gentilhomme des Guises, les vrais défenseurs de la foi ?
J’ai opiné, écouté. On disait qu’il fallait empêcher que cette croix ne soit renversée et détruite comme le voulaient les huguenots. Dans le traité de paix de Saint-Germain le roi leur avait promis qu’aucun monument évoquant les guerres passées entre protestants et catholiques ne devrait rester en place. Or cette croix rappelait que trois huguenots, Philippe Gastine et son fils Richard ainsi que son gendre Nicolas Croquet, avaient été condamnés à mort et étranglés en place de Grève le 1er juillet 1560. Coligny et les huguenots exigeaient que cette croix fut abattue, ce qui serait un gage de paix conforme à la promesse du roi.
La foule autour de moi s’indignait : cette croix avait été élevée pour célébrer la victoire de Dieu et de Son Église catholique sur le Mal. L’abattre revenait à accepter que le Démon l’emporte, que la condamnation des hérétiques soit effacée.
Et un capucin juché sur une borne a récité :
L’air demande à les étouffer
La terre à les réduire en cendres