Chauve, le visage émacié, les yeux profondément enfoncés dans les orbites, il était plus grand que Maurevert et, au contraire de ce dernier, se tenait très droit comme s’il avait voulu que tout le monde le vît, pareil à une figure de proue.
La veille au soir, je m’en souvenais en le voyant bras levés au premier rang de cette foule, il m’avait heurté sur le perron de l’hôtel d’Espagne. Il avait paru ne pas même s’en rendre compte, tout à marmonner et à descendre à grands pas les marches donnant sur la cour.
Il était là, criant qu’il fallait que les hommes qui suivaient Dieu sortissent leurs longs couteaux pour faire justice, tuer ces loups d’hérétiques devant lesquels le roi lui-même – qu’il prenne garde ! – venait de s’agenouiller, lui, le Très Chrétien, en accordant à Coligny, à Thorenc, à cette vermine huguenote ce qu’elle demandait : la destruction de la Croix de Gastine, « notre Croix, celle qui dit que la justice de Dieu est passée, que les corps impies ont été châtiés ! ».
Peu après, j’ai aperçu Maurevert, qui suivait à distance le cortège, entouré de quelques « hommes sombres » que je ne connaissais pas.
Rue Saint-Denis, au n° 29, la pyramide et la croix de pierre avaient disparu, sans doute détruites durant la nuit sur ordre du roi, en exécution d’une clause du traité de paix de Saint-Germain conclu avec les huguenots.
Mais le peuple des gens de rien, mené par le père Veron et les tueurs à gages de Sarmiento, hurlait sa colère, s’indignant que le roi eût ainsi capitulé devant les hérétiques.
Sarmiento un jour m’avait dit :
— Charles IX et même Catherine de Médicis s’imaginent qu’ils vont pouvoir régner en paix parce qu’ils cèdent aux huguenots. Ils ne connaissent pas ces hérétiques ! Coligny endort la méfiance de Charles, promet à Catherine que va s’établir, grâce à elle et à son fils, un règne d’amour ! Et la reine mère fait comme si c’était possible. Le croit-elle vraiment ?
Il avait secoué la tête et ri silencieusement.
— Une Italienne aussi rouée peut-elle être encore à ce point naïve ?
J’ai suivi le cortège.
J’ai vu les « hommes sombres » pousser la foule vers une maison située sur le pont Notre-Dame et, peu après, des flammes en ont jailli, se sont élevées le long de la façade.
La foule hurlait et je voyais, dans les ruelles qui débouchent sur le quai, des boutiquiers fermer leurs volets cependant que la foule se répandait, brisant les portes, pillant, et peu lui importait que ce fût logis ou échoppe de catholique ou de protestant !
Il fallait du saccage et du vol pour satisfaire la horde.
Je suis revenu sur mes pas, attiré par l’incendie qui éclairait le pont, cependant que la foule commençait à se disperser.
Le prévôt des marchands était arrivé sur les lieux. Sa troupe avait tiré une arquebusade et s’était saisie de quelques émeutiers.
L’un d’eux, que je voyais gesticuler, était traîné vers une poterne. On lui passa la corde autour du cou. On la lança jusqu’à une poulie et l’on tira l’homme qui se trémoussa encore, puis, après quelques spasmes, se raidit.
Et le silence revint sur le pont Notre-Dame. La foule avait disparu.
Tout à coup, la porte de la maison qu’on avait tenté d’incendier s’ouvrit. Quelques hommes armés d’arquebuses et de pistolets en sortirent. Ils arboraient l’accoutrement noir des huguenots.
Ils s’immobilisèrent en me voyant seul au milieu du pont, et l’un d’eux me visa.
Je ne bougeai pas.
Je venais d’apercevoir dans la pénombre de l’entrée une silhouette de femme, et l’émotion m’étreignit. J’avais reconnu ses cheveux blonds dénoués, ses traits, maintenant, dans la clarté du jour.
— Éloigne-toi ! me cria l’homme. Qui que tu sois, passe ton chemin ou je te renvoie en enfer !
La jeune femme avait fait quelques pas, entourée par ses gardes.
Elle m’apparaissait plus belle encore que celle que j’avais vue pour la première fois à quelques rues d’ici, dans l’hôtel de Ponthieu, en compagnie de son frère Robert de Buisson, ce corsaire de La Rochelle qui m’avait permis de fuir du bagne d’Alger.
Je me souvenais de cet instant où, lors du funeste tournoi qui vit une lance crever la tête du roi Henri II, Anne de Buisson s’était évanouie, et où je l’avais tenue contre moi.
Je l’avais reconduite jusqu’à cette demeure, au coin de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue de Béthisy, à cet hôtel de Ponthieu où logeait l’amiral de Coligny et où se rassemblaient aujourd’hui les huguenots de sa secte.
Puis, des années plus tard, en Espagne, alors qu’elle était l’une des suivantes d’Élisabeth de Valois, je lui avais conseillé de quitter ce pays, car sa maîtresse, toute épouse de Henri II qu’elle fût, n’aurait pu la protéger de la haine que l’on vouait là aux hérétiques.
« Partez, partez ! » l’avais-je exhortée.
Peut-être lui avais-je ainsi sauvé la vie.
Et je la retrouvais non plus dans la robe bleu ciel dont je me souvenais comme si je ne l’avais jamais vue vêtue qu’ainsi, enveloppée d’une couleur légère qui rehaussait encore la blondeur de ses cheveux, mais serrée de noir comme ses gardes.
J’ai incliné la tête et reculé d’un pas en m’appuyant à la balustrade du pont.
Anne de Buisson, levant la main, la posa sur le canon de l’arquebuse, pesant sur lui, obligeant l’homme à abaisser son arme.
Puis elle s’avança vers moi et il me sembla qu’elle était comme autrefois entourée d’un halo clair, bleu et blond.
5.
J’ai aimé Anne de Buisson.
Et ce fut Votre grâce, Seigneur de me donner, par ces temps sombres, en cette époque de sang et de cruauté, le privilège de ne pas connaître que la haine et le désir de tuer.
À voir Anne de Buisson chez elle, dans cette maison du pont Notre-Dame, il me semblait que Vous aviez voulu, en la plaçant une nouvelle fois sur ma route, me rappeler qu’à quelque religion qu’ils appartiennent l’homme et la femme sont d’abord Vos créatures, et que, même lorsque la tromperie d’une hérésie les aveugle et les fait serviteurs du diable, ils restent Vos enfants.
Voilà ce que je pensais quand, debout près du fauteuil dans lequel s’était assise Anne de Buisson, je voyais sa nuque sous les fils d’or de ses cheveux, et l’arrondi de ses épaules.
Peu m’importait alors qu’elle lût pour moi, comme si elle avait voulu me convertir à la religion de sa secte, des versets de la Bible, ou bien qu’elle me chuchotât que, suivante de Catherine de Médicis, elle savait que la reine mère n’accepterait jamais que l’amiral de Coligny entraînât le royaume de France dans une guerre contre l’Espagne, ou seulement qu’il aidât les gueux des Pays-Bas en lutte contre les armées du duc d’Albe.
Catherine de Médicis souhaitait la réconciliation des huguenots et des papistes, non qu’elle respectât la religion et les projets de ces derniers, mais parce qu’elle voulait la paix entre les sujets de son fils Charles IX. Elle ne visait que ceci : l’intérêt du roi, prête à aller un jour vers le camp qui semblait le plus utile à son dessein, puis à se rapprocher de l’autre le jour suivant.
— Elle a besoin de moi, ajoutait Anne de Buisson. Elle me montre aux envoyés de Henri de Navarre. Elle leur dit : « Voyez la belle huguenote que j’ai choisie pour suivante ! Comprenez mon souhait, ma politique. Je veux un royaume de concorde et d’amour, et c’est pour cela que je désire que ma fille Marguerite de Valois, fidèle de la juste religion catholique, épouse Henri, roi protestant de Navarre. »
Anne de Buisson se tournait et levait la tête vers moi.
J’aimais son front bombé, la perfection de ses traits qui semblaient à peine esquissés d’un trait léger, ses yeux au regard d’un bleu soyeux.