Michel-Ange a tiré de sa chemise le dessin qu'il a réalisé le matin, après sa nuit éléphantesque ; c'est un poignard orné, à lame droite, symétrique sur l'axe de la garde, dans une proportion parfaite, de l'ordre des deux tiers. Le Syrien ouvre de grands yeux, fait comprendre à Mesihi qu'il est impossible de réaliser une chose pareille, une arme païenne, en forme de croix latine, que cela porte malheur, en irritant Dieu ; Mesihi de Pristina sourit, et explique au Florentin que l'esquisse ne convient pas. Michel-Ange s'étonne. C'est pourtant une forme pure. Peu soucieux de perdre du temps dans des arguties théologiques, le sculpteur demande une heure, une table, une mine de plomb et de l'encre rouge pour les motifs ; on l'installe dans une pièce à part, bien ventilée, où la chaleur est plus supportable.
Mesihi ne le quitte pas des yeux.
Il observe la main de l'artiste reproduire son dessin initial, en retrouver les proportions avec un compas ; puis courber légèrement la lame vers le bas, à partir du deuxième tiers, courbure qu'il compense par une inclinaison de la partie haute de la garde, ce qui donne à l'ensemble un imperceptible mouvement de serpent, ondulation qu'il va dissimuler par une frise simple, prenant appui sur la branche inférieure. Deux courbes qui se complètent et s'annulent dans la violence de la pointe.
La croix latine a disparu pour laisser la place à un chef-d’œuvre d'innovation et de beauté.
Un miracle.
Il a demandé une heure et, en quarante minutes, les deux tracés sont achevés, face et revers, ainsi qu'un médaillon pour le détail de la frise.
Content de lui, Michel-Ange sourit ; il demande un peu d'eau, que Mesihi s'empresse de lui obtenir avant de courir montrer cette beauté au Syrien, qui s'émerveille à son tour.
Puis il faut choisir le type de damas ; Michel-Ange se décide pour un acier des plus solides, assez sombre, dont les dessins quasi invisibles ne gêneront pas son décor.
Ce sera une arme de roi.
Le riche Aldobrandini devra donc en donner un prix royal.
Heureux, les deux artistes retrouvent leur embarcation et quittent Scutari pour Stambul.
A voguer ainsi sur les eaux calmes du Bosphore, Michel-Ange se rappelle la traversée qui sépare Mestre de Venise, où il s'est rendu dans sa jeunesse ; il n'est pas étonnant qu'il y ait tant de Vénitiens ici, songe-t-il. Cette ville ressemble à Sérénissime, mais dans des proportions fabuleuses, où tout serait multiplié par cent. Une Venise envahie par les sept collines et la puissance de Rome.
Constantinople, 23 mai 1506
A Buonarroto di Lodovico di Buonarrota Simoni in Firenze
Buonarroto, tu peux annoncer à Aldobrandini que j'aurai sa dague, et qu'elle sera splendide. Je pense pouvoir la lui expédier dès le début du mois prochain. Peut-être serait-il plus sûr d'attendre mon retour et que je la lui apporte moi-même, mais il faudra qu'il patiente un peu plus longtemps. Je ne vois pas l'avancée de mes travaux ici et ne peux donc encore arrêter une date.
Je lis dans ta lettre que vous vous trouvez parfaitement et je m'en réjouis.
Quant à la somme que tu me demandes de nouveau, je comprends vos besoins ; sache qu'ici ma mauvaise chambre me coûte une fortune et que je n'ai encore rien touché sur les sommes promises. Comme je te le disais, je t'enjoins de t'en remettre au compte de Santa Maria Maggiore si Giovan Simone devait encore insister.
Priez Dieu que tout aille pour le mieux. Rien de plus.
Le 27 mai, Ali Pacha le grand vizir fait appeler Michel-Ange auprès de lui par l'intermédiaire de Mesihi. Il souhaite s'enquérir de l'avancée des travaux. Le poète est un peu nerveux en transmettant cette requête au Florentin ; il a senti de l'impatience dans l'ordre du vizir, impatience qui provient sans doute du sultan lui-même.
Bayazid s'inquiète pour son pont.
Le cérémonial est moins impressionnant que lors de leur première rencontre. Ali Pacha reçoit le sculpteur après le divan ; il a dû patienter longtemps, assis à l'ombre d'un arbre, en compagnie de Mesihi le fonctionnaire qui avait du mal à cacher son trouble et marchait de long en large comme le singe dans sa cage.
Falachi est venu chercher Michel-Ange et son accompagnateur pour les introduire devant le substitut de l'ombre de Dieu sur terre. Le Génois est moins avenant qu'à l'accoutumée et Michel-Ange commence à ressentir cette tension qui agite déjà son compagnon.
Assis sur une estrade, entouré de ministres et de serviteurs, Ali Pacha fait signe à Mesihi d'approcher. Michel-Ange reste respectueusement en arrière.
Le dialogue est bref, le vizir prononce à peine deux phrases auxquelles son protégé répond par un mot.
Puis c'est au tour du Florentin.
Cette fois-ci le vizir parle turc. Falachi traduit.
— Le sultan est impatient de découvrir tes études, maître. Et nous aussi.
— Ce sera très bientôt possible, seigneur. Dans dix jours tout au plus.
— On nous a appris que tu n'as pas utilisé les ingénieurs et dessinateurs dont tu disposes, et que tu ne fréquentes pas l'atelier que nous t'avons ouvert. Pourquoi ? N'est-il pas à ton goût ?
— Si seigneur, bien sûr. C'est seulement trop tôt. Dès que j'aurai différents croquis, je ferai réaliser les maquettes et exécuter les plans.
— C'est bien. Nous attendons donc tes résultats. Retourne à ton ouvrage, et que Dieu te garde.
Michel-Ange sent que cette phrase signifie son congé ; il s'incline respectueusement et Falachi le prend par le bras pour le reconduire. Debout, ils attendent quelques secondes qu'Ali Pacha adresse une dernière recommandation à Mesihi, un conseil qui fait sourire le page ; si Michel-Ange avait entendu le Turc, il aurait compris que le vizir espérait que son protégé n'avait pas converti l'architecte invité du sultan à ses mœurs de débauché, et que le retard dans ses travaux n'était pas dû à une fréquentation trop assidue de la taverne.
Au sortir de l'entretien, une fois franchie la porte du divan pour retrouver la cour, Michel-Ange est de méchante humeur.
Sous tous les cieux il faut donc s'humilier devant les puissants.
Pas d'argent neuf.
Pas de nouvelle bourse d'aspres pour ses frais. Pas un sou de ce qui était prévu dans le contrat. Faut-il croire que la richesse et le faste appellent l'avarice ?
Dans le sabir qu'ils ont élaboré au fil de leurs rencontres, Michelangelo s'en ouvre à Mesihi, un peu vexé par la remarque de l'artiste. Non, Ali Pacha et Bayazid ne sont ni avaricieux, ni ingrats. Que le sculpteur montre un seul dessin, et il sera couvert d'or.
Il pourrait même être reçu par le sultan en personne, privilège très rare pour un étranger.
Sur la place où se dresse l'entrée monumentale du nouveau palais, il y a un grand rassemblement et des tambours ; un héraut crie ; une troupe de janissaires écartent la foule.
— C'est une exécution, maestro. Passons notre chemin.
Mais Michel-Ange veut voir. Lui qui a appris l'anatomie en disséquant des cadavres pourrissant dans les morgues de Florence, qui a vu mourir Savonarole sur le bûcher, il n'est effrayé ni par le sang, ni par la violence faite aux corps. Il s'approche, suivi avec réluctance par Mesihi.
— Ce n'est pas un spectacle pour toi, maître. Partons.
Michel-Ange insiste. Il se plante dans le public, aux premières loges.
On traîne le condamné livide par ses liens ; on l'agenouille avec douceur. L'homme se laisse faire, on le dirait déjà ailleurs ; il courbe de lui-même l'échine en présentant la nuque.