Le bourreau s'approche, la lame de son sabre brille un instant dans le soleil. Le silence absolu de la foule permet d'entendre le craquement bref des cervicales, le déchirement des chairs, le choc mat de la tête contre le dallage et le clapotis liquide du sang giclant sur le sol.
Michel-Ange ferme les yeux une seconde pour recommander l'âme du misérable à Dieu.
Les assistants du bourreau ramassent les dépouilles avec respect et les entourent de linges. Mesihi a détourné le regard d'un air de dégoût.
Michel-Ange s'étonne de la docilité du condamné.
— On lui a sans doute administré de l'opium pour alléger ses tourments. Partons, maintenant.
Le sculpteur, convaincu qu'il n'y a plus rien à voir, suit son guide.
— Mesihi ?
— Oui, maestro ?
— Arrête de m'appeler maestro, justement. Mes amis m'appellent Michelagnolo.
Le poète, flatté et ému, reprend vite sa marche de peur qu'on ne le voie rougir.
Dans un des pendentifs de la chapelle Sixtine, à l'opposé du plateau sur lequel Judith porte majestueusement la tête d'Holopherne, David s'apprête à décapiter Goliath, son bras bleu de pigment pur porte un épais cimeterre parallèle au sol, une tache de lumière tombe sur son épaule tordue par l'effort.
Bien sûr, Michel-Ange ne pense pas alors à ces fresques qu'il réalisera trois ans plus tard et qui lui vaudront une gloire encore plus immense ; pour l'heure il n'a qu'un pont en tête, un pont dont il souhaite achever le dessin au plus tôt afin de toucher ses gages et de quitter cette ville troublante, à la fois familière et résolument autre, dans laquelle il ne se lasse pas pourtant de se promener et d'engranger des images, des visages et des couleurs.
Michel-Ange travaille, c'est-à-dire qu'il dessine le matin, dès que la lumière de l'aube le lui permet ; puis Manuel vient lui faire la lecture et il s'assoupit un peu. Vers le soir, il marche avec Mesihi, dont il apprécie la compagnie tout autant que la beauté. Il le quitte avant la nuit, quand le poète se rend invariablement à la taverne pour s'enivrer jusqu'à l'aurore.
Michel-Ange n'était pas très beau, le front trop haut, le nez tordu, brisé lors d'une rixe de jeunesse, les sourcils trop épais, les oreilles un peu décollées.
Il avait sa propre face en horreur, dit-on. On ajoute souvent que s'il recherchait la perfection du trait, la beauté dans les visages, c'est que lui-même en était totalement dépourvu. Seule la vieillesse et la célébrité lui donneront, patine sur un objet au départ fort laid, une aura sans pareille. C'est peut-être dans cette frustration qu'on pourrait trouver l'énergie de son art ; dans la violence de l'époque, dans l'humiliation des artistes, dans la révolte contre la nature ; dans l'appât du gain, la soif inextinguible d'argent et de gloire qui est le plus puissant des moteurs.
Michel-Ange cherche l'amour.
Michel-Ange a peur de l'amour tout comme il a peur de l'enfer.
Il détourne les yeux quand il sent sur lui le regard de Mesihi.
Michel-Ange hurle. C'est la septième fois qu'on le torture. On lui applique un fer rouge sur les jambes ; la douleur l'empêche de sentir l'odeur de la chair brûlée. On lui arrache l'extrémité d'un sein, des lambeaux de peau sur les cuisses, sur les épaules, avec une pince ; on lui brise le bras gauche à l'aide d'un marteau. Il s'évanouit.
On le ranime en lui lançant des seaux d'eau glacée. Il geint.
Il implore Dieu et ses tortionnaires.
Il souhaite mourir ; on ne le laisse pas mourir ; l'inquisiteur verse de l'acide sur ses plaies, il hurle de nouveau, son corps n'est qu'une immense crampe, un arc tendu de souffrance.
Il ne parvient plus à gémir, il est aveugle, tout est noir, mal, bourdonnement.
Le lendemain on le porte au bûcher, sur une place envahie par la foule, une foule pleine de haine, heureuse d'assister au supplice, qui crie des vivats au bourreau.
Il est pris de peur, la peur panique de la douleur et de la mort quand on approche le brandon et qu'il entend crépiter les flammes sous lui, il va brûler, il brûle, le vacarme du brasier couvre ses hurlements désespérés.
Il se réveille, en sueur, la bouche sèche, avant que l'on ne jette ses cendres dans l'Arno. Il y a longtemps qu'il n'avait pas rêvé de Savonarole. Depuis près de dix ans, la mort du prêcheur le rattrape de temps en temps, son visage dilaté par la chaleur dans un immense cri inaudible, ses yeux bouillants qui explosent, ses mains tendues où les os apparaissent sous la peau.
Michel-Ange frémit ; il scrute la nuit et inspire désespérément, comme pour avaler de la lumière.
Le 30 mai, alors que son ouvrage n'avance pas, qu'il a déjà dessiné quantité de croquis dont il n'est toujours pas satisfait, Michel-Ange reçoit une lettre, arrivée d'Italie avec les marchandises de Maringhi. Il s'étonne qu'elle ne provienne pas de ses frères ; il ne reconnaît pas la belle écriture large et autoritaire qui s'y déploie sur deux feuillets.
Il tremble en la lisant. Il pâlit. Il tape du pied. Il la retourne en tous sens, il devient rouge de colère, il froisse rageusement la missive en boule, puis la déplie, la relit, son terrible cri de rage alerte Manuel le drogman qui arrive à temps pour le voir déchirer le courrier et envoyer dinguer d'un revers du bras tous les objets posés sur sa table, encrier, plume, charbons et papiers.
Manuel préfère fuir discrètement devant la furie de l'artiste.
Le singe s'est dissimulé sous le lit, effrayé. Alors voilà.
Une bonne âme a fait savoir à Rome sa présence auprès du Grand Turc. Ce qui devait arriver s'est produit. On le menace d'en informer le pape, on lui prédit la mine, l'excommunication, la mort même, s'il ne rentre pas au bercail.
Cette missive n'émane pourtant pas du Saint-Père. Elle n'est pas signée. Qu'il sache la Porte est en paix avec les Etats d'Italie pour le moment. Le grand empire est puissant. Michel-Ange a été engagé loyalement, comme il aurait pu l'être à Milan ou en France. Même Vinci a travaillé pour le sultan. Il s'agit d'une nouvelle cabale. Il imagine les envieux cherchant encore à le perdre, à l'humilier en l'empêchant d'accomplir le grand ouvrage qui l'attend à Constantinople et qui lui vaudra une gloire toujours plus immense, dans le monde entier cette fois-ci.
On ne souhaite pas qu'il réussisse. On veut qu'il reste à jamais un petit sculpteur de cour, un valet.
Il voit clairement quel architecte jaloux pourrait être derrière ce billet.
Le soir, lorsqu'il retrouve Mesihi pour la promenade, Michel-Ange est un peu calmé ; la colère a cédé la place à une triste mélancolie, que le crépuscule sur le Bosphore et la longue plainte du muezzin n'apaisent pas, bien au contraire. Mesihi a eu vent par Manuel de l'épisode de l'après-midi, mais il ne le mentionne pas. Il remarque que son compagnon a soudain l'air fatigué, qu'il est encore plus silencieux qu'à l'accoutumée.
Ils déambulent dans la ville ; Michelangelo est légèrement voûté, traîne un peu des pieds ; lui dont le regard est d'habitude vif et curieux a les yeux fixés sur le sol devant lui.
Mesihi ne l'interroge pas.
Mesihi est discret.
Il se contente de marcher un peu plus près du sculpteur que d'habitude, presque à le toucher, afin qu'il ressente la présence d'un corps ami.
Ils vont vers l'ouest, où le soleil a disparu, laissant une traînée rose au-dessus des collines ; ils dépassent la mosquée grandiose que Bayazid vient d'achever, entourée d'écoles et de caravansérails ; ils suivent un peu la crête, puis descendent avant de parvenir à l'aqueduc construit par un César oublié qui coupe la ville en deux de ses arches de brique rouge. Il y a là une petite place, devant une église ancienne, dédiée à saint Thomas ; la vue est magnifique. Les feux des tours de Péra sont allumés ; la Corne d'Or se perd dans des méandres de brume obscure et, à l'est, le Bosphore dessine une barrière grise dominée par les épaules sombres de Sainte-Sophie, gardienne du fossé qui les sépare de l'Asie.