Le jeune homme s'appelle Arslan, il a habité longtemps à Venise, et, à la grande surprise de l'artiste, non seulement il parle un italien parfait, teinté de vénitien, mais de plus il a vu lui-même, place de la Seigneurie à Florence, le David qui vaut tant de gloire au sculpteur.
— C'est une joie de voir réunis deux artistes tels que vous, dit Arslan.
Mesihi est peut-être encore plus flatté que Michel-Ange.
— Buvons en l'honneur de cette rencontre, qui ne peut être fortuite. J'arrive d'Italie, où j'ai accompagné des marchands, c'est mon premier soir en ville. Je n'ai pas vu la capitale depuis deux ans, et c'est un heureux présage que de vous trouver ici.
Ils boivent donc.
Puis viennent la musique et le chant ; Michel-Ange a l'immense surprise de voir apparaître la même chanteuse, le même chanteur que la semaine précédente ; elle s'avance au milieu du cercle des convives, accompagnée d'un luth et d'un tambourin à cymbalettes, et entonne un muwashshah, où il est question des jardins perdus de l'Andalousie, de fleurs, d'une fine pluie qui est celle de l'amour et du printemps. Michelangelo se tourne doucement vers Mesihi, et lui sourit ; il devine que son ami lui a fait cette surprise, et l'a conduit à dessein dans la taverne où se produisait, cette nuit-là, la chanteuse à la mode.
Michel-Ange est de nouveau fasciné par sa grâce, par la joie triste de sa mélodie ; il n'accorde qu'une oreille distraite aux explications d'Arslan. Cette fois-ci, il est persuadé qu'il s'agit d'une femme, à cause d'un léger renflement de la poitrine, que l'on note lors de la respiration.
Le jeu de devinette l'amuse autant que la beauté le séduit, malgré l'étrangeté de cette musique inconnue.
Il lui semble d'ailleurs que l'artiste lui lance des regards complices, peut-être parce qu'elle l'a reconnu, seul commensal habillé à la franque.
L'assistance est émue aux larmes ; elle s'installe dans le souvenir du pays disparu, aux frontières de buis, à la douceur de neige.
Comme il n'a aucune idée de ce que pouvait être le royaume de Grenade, ni de sa chute, ni de la violence des Rois Catholiques, Michel-Ange interprète cette ferveur comme une passion démesurée.
On retrouvera les cinq bracelets d'argent autour de la cheville fine, la robe aux reflets orangés, l'épaule dorée et le grain de beauté à la base du cou dans un recoin de la chapelle Sixtine quelques années plus tard. En peinture comme en architecture, l'œuvre de Michelangelo Buonarroti devra beaucoup à Istanbul. Son regard est transformé par la ville et l'altérité ; des scènes, des couleurs, des formes imprégneront son travail pour le reste de sa vie. La coupole de Saint-Pierre s'inspire de Sainte-Sophie et de la mosquée de Bayazid ; la bibliothèque des Médicis de celle du sultan, qu'il fréquente avec Manuel ; les statues de la chapelle des Médicis et même le Moïse pour Jules II portent l'empreinte d'attitudes et de personnages qu'il a rencontrés ici, à Constantinople.
Contrairement à la semaine passée, où trop d'émotions et de vin mêlés l'ont endormi comme un enfant en présence d'Ali Pacha, l'alcool rend ses perceptions plus puissantes et décuple ses plaisirs.
Il voudrait connaître ce chanteur, cette chanteuse.
Lui qui a toujours remis le désir à plus tard, qui voit l'amour comme un chant divin écarté de la chair, passé dans la poésie tel le mouvement du bras dans le marbre, pour l'éternité, il tremble d'approcher cette forme mouvante, parfaite, autre, indéfinie.
Mesihi et Arslan remarquent son trouble ; l'un en est un peu jaloux, l'autre amusé. Les chanteuses et les échansons sont là pour charmer et séduire.
Arslan dit quelques mots à Mesihi à voix basse ; le poète semble hésiter un instant, peiné, mais a l'air de se ranger aux idées du jeune homme, bien qu'il le connaisse à peine.
Arslan leur propose d'aller poursuivre la veillée chez lui, à deux pas de là, et d'inviter la belle Andalouse (si c'est bien une femme, et si elle est andalouse) à chanter et danser pour eux seuls, en l'honneur du grand artiste florentin.
Lorsqu'on la lui expose, l'idée enchante Michel-Ange. Ils boivent donc une dernière coupe en attendant la fin du tour de chant ; la taverne est bondée, bruyante, odorante ; le sculpteur se laisse aller au doux dérèglement de tous les sens. Jamais il n'a été aussi loin de Florence et de ses frères, aussi loin de Rome, du pape, des conspirations de Raphaël et de Bramante, aussi loin de son art.
Arslan a discrètement pris des dispositions pour organiser la suite de la soirée, en envoyant prévenir ses serviteurs, afin qu'un souper les attende ; puis, tout aussi discrètement, il s'est chargé d'engager la chanteuse par l'intermédiaire du tavernier et a réglé leurs consommations de cinq akçe d'argent sonnants et trébuchants.
Mesihi est méfiant ; une ombre de jalousie, certes ; néanmoins, la prodigalité inusuelle de cet inconnu est suspecte.
L'amabilité d'Arslan envers le sculpteur touche à l'obséquiosité.
Mesihi a souffert de remettre l'objet de son amour à d'autres bras, de l'abandonner à d'autres regards ; le poète subtil et original, maître du renouveau de la poésie ottomane, dont les vers inspireront des centaines d'imitateurs, sacrifie sa passion dans une générosité triste. Lui qui a possédé les corps et les cœurs des beautés les plus élégantes de la ville, qui les a décrits dans un catalogue en vers n'ayant rien à envier à celui de Don Juan, empli de tendresse et d'humour, a relégué son bonheur après celui de l'artiste.
Michel-Ange sent aussi mauvais qu'un barbare ou un esclave du Nord à peine capturé, son visage est disgracieux, loin des éphèbes de Chirâz aux grains de beauté indiens, sa voix est pleine de colère et sans raffinement, ses mains sont dures, usées par le ciseau et le marteau de son art, mais malgré tout, malgré tout sa force, son intelligence, sa persévérance brute, le chant aigu que l'on devine dans son âme passionnée attirent Mesihi sans remède, ce que le sculpteur ne semble pas percevoir.
En bas, dans la grande pièce chichement illuminée par des candélabres en fer, une coupe à la main, échangeant de loin en loin quelques propos sans intérêt avec un Arslan amusé, le poète n'ose pas imaginer ce qui se passe à l'étage, où Michel-Ange a souhaité aller se reposer, aussitôt rejoint, sur un signe de leur hôte, par la chanteuse andalouse.
La nuit est bien avancée, mais il lui reste encore deux ou trois heures avant de mourir ; déjà des traits sombres cernent les yeux de Mesihi. Il ne peut s'empêcher d'en vouloir à cet Arslan apparu comme un djinn dans un conte pour lui soustraire par ses machinations la compagnie de ce Franc mal équarri qu'il désire si fortement.
Il se met à réciter des vers.
Un poème persan.
Où mon âme expire dans la douceur de son haleine.
Arslan sourit, il a reconnu l'inimitable Hâfiz de Chirâz, ce que lui confirme le dernier couplet :