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Le noir presque complet.

Seule une bougie à l'extérieur projette un peu de lumière par la porte entrouverte.

Michel-Ange devine, plus qu'il ne les voit, les contours de ce corps élancé, fin et musclé, qui laisse glisser son vêtement à terre.

Il entend tintinnabuler ses bracelets lorsque cette forme sombre s'approche de lui, précédée d'un parfum de musc et de rose, de sueur tiède.

Le sculpteur se retourne, se recroqueville au bord du lit.

Elle a chanté pour lui, cette ombre, la voilà à ses côtés, et il ne sait qu'en faire ; il a honte et grand-peur ; elle s'allonge contre lui, à le toucher ; il sent son souffle et en frissonne, comme si le vent de la nuit, venu de la mer, le gelait soudain.

Une main se pose sur son biceps, il cesse de trembler, cette caresse est brûlante.

Il ne sait lequel de leurs deux pouls il sent battre si fort à travers ces doigts.

La vague tiède d'une chevelure lui parcourt la nuque.

Les yeux fermés, il imagine le jeune homme ou la jeune femme derrière lui, le coude plié, le visage au-dessus du sien.

Il reste immobile, raidi comme un chien d'arrêt.

Finalement je vais te raconter une histoire. Tu n'as nulle part où aller. C'est la nuit tout autour de toi, tu es enfermé dans une forteresse lointaine, prisonnier de mes caresses ; tu ne veux pas de mon corps, soit, tu ne peux échapper à ma voix. C'est l'histoire très ancienne d'un pays aujourd'hui disparu. D'un pays oublié, d'un sultan poète et d'un vizir amoureux.

C'était la guerre, non seulement entre les musulmans, mais aussi contre les chrétiens. Ils étaient puissants. Le prince perdit des batailles, il dut laisser Cordoue, abandonner Tolède ; ses ennemis étaient partout. Son vizir avait été son précepteur, c'était maintenant son confident, son amant. Longtemps, ils improvisèrent ensemble des poèmes dans les jardins, auprès des fontaines, et s'enivrèrent de beauté. Le vizir sauva la cité, une fois, en proposant au roi des Francs de jouer la ville aux échecs ; s'il gagnait, on lui en donnerait les clés ; s'il perdait, le siège serait levé. On utilisa de beaux pions de jade, venus de l'autre côté du monde. Le vizir finit par vaincre et le roi chrétien repartit vers le nord, emportant l'échiquier pour tout butin.

Un jour, alors que le prince et le vizir se distrayaient au bord de la rivière, une jeune servante les enchanta par son sens de la répartie, son immense beauté, la finesse de sa culture et de sa poésie. Le sultan tomba follement amoureux d'elle et l'emporta dans son palais. De l'ancienne esclave, il fit sa reine.

Elle était si belle et si raffinée que le prince se détourna complètement de son ministre, qu'il ne consultait plus que pour les affaires d'Etat. Le vizir souffrait ; il pleurait la perte des attentions du sultan, et en même temps brûlait d'un amour secret pour l'inaccessible épouse de son roi.

Il s'écarta, de lui-même, en se nommant gouverneur d'une forteresse éloignée.

La tristesse des plaisirs perdus, le souvenir du temps des poèmes et des chants rejoignaient dans son cœur le terrible désir de posséder la belle sultane, par vengeance, par amour.

Désespéré, il décida de s'allier aux chrétiens pour s'emparer de la capitale et faire sienne la sublime esclave.

Il trahit sans remords.

Il mit ses armées au service des Francs. Ensemble ils assiégèrent la ville.

Le sultan, brisé par la défection de son ami, s'enferma dans sa chambre sans se résoudre à combattre. Il composa un poème, qu'il calligraphia lui-même et fit envoyer par un messager au vizir rebelle.

L'ombre du plaisir est toujours au-dessus de moi : Ce nuage d'absence pleure le vin qui m'enivre. Tes armes ont pour moi les doux coups de l'amour, Je te donne ce royaume, que tu ne le perdes pas.

Emu aux larmes par cette déclaration, le vizir décida de trahir une seconde fois ; il retourna son armée contre les chrétiens par surprise et, après une rude bataille, entra en vainqueur dans la ville.

Il déposa les armes devant le prince en signe de soumission.

Le sultan l'invita chez lui le soir même.

Il le prit dans ses bras avec tendresse, puis, sans hésitation, il tira son épée et le déchira de l'épaule jusqu'en travers de la poitrine.

Le vizir expirait par terre ; il n'entendit pas les mots de son ami :

Tu n'as pas su t'élever à la hauteur de l'amour Et prendre tel le faucon ce qui était à ta portée La proie était à toi, tu l'as laissée passer Les amants sont cruels s'ils voient faiblir l'aimé. Cette bataille que j'ai gagnée, je la perds. Ce sol que je défends sera pour moi un désert, Et les âmes de ceux que j'ai assassinés, Mes gardiens pour l'éternité.

Tu as écouté cette histoire ? Elle est vraie, prends garde. Tu te refuses à mes caresses. Je pourrais avoir une épée moi aussi. T'ouvrir en deux pour ton mépris. Je suis là et tu me rejettes. Tu dors, qui sait. Tu respires doucement. La nuit est longue. Tu ne me comprends pas, peut-être. Tu te laisses bercer par les accents de ma voix. Tu as l'impression d'être ailleurs. Tu n'es pas loin, pourtant. Pas bien loin de chez toi. Tu es là où je me trouve, tu le sais. Tu y viendras ; peut-être un jour te rendras-tu à l'évidence de l'amour comme le vizir. Tu donneras libre cours à ta passion. Décide-toi, comme l'oiseau de proie. Décide-toi à me rejoindre du côté des histoires mortes.

Michel-Ange ne parlera pas de cette nuit dans le calme de la chambre au-delà des eaux douces de la Corne d'Or, ni à Mesihi, ni à Arslan, encore moins à ses frères ou, plus tard, aux quelques amours qu'on lui connaît ; il garde ce souvenir quelque part dans sa peinture et dans le secret de sa poésie : ses sonnets sont la seule trace incertaine de ce qui a disparu à jamais.

Mesihi, quant à lui, exprimera plus clairement sa douleur ; il composera deux ghazal sur la brûlure de la jalousie, douce brûlure, car elle fortifie l'amour en le consumant.

Il a passé la nuit à boire, seul lorsque leur hôte s'est retiré à son tour, vaincu par la fatigue ; il a vu la beauté andalouse quitter discrètement la maison, à l'aube, enveloppée dans un long manteau ; il a attendu patiemment Michel-Ange, qui a évité son regard ; il a traîné le sculpteur épuisé jusqu'aux bains de vapeur, a convaincu son âme déchirée de s'en remettre à ses mains ; il l'a baigné, massé, frotté fraternellement ; il l'a laissé s'assoupir sur un banc de marbre tiède, enveloppé dans un linge blanc, et l'a veillé comme un cadavre.

Lorsque Michelangelo quitte sa torpeur et s'ébroue, Mesihi est toujours auprès de lui.

Le sculpteur est empli d'une énergie éblouissante, malgré l'alcool ingéré la veille et le manque de sommeil, comme si, en se débarrassant des squames et de la crasse, il s'était défait du poids des remords ou des abus ; il remercie le poète de ses soins et lui demande d'avoir la gentillesse de le raccompagner à sa chambre, car il souhaite se remettre au travail.

En retraversant la Corne d'Or, Michel-Ange a la vision de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai qu'il en a les larmes aux yeux. L'édifice sera colossal sans être imposant, fin et puissant. Comme si la soirée lui avait dessillé les paupières et transmis sa certitude, le dessin lui apparaît enfin.