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Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier, traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.

Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville.

Buonarroto,

J'ai reçu ta lettre et te comprends. Pardonne que je n'écrive pas plus, sache que je suis écrasé de labeur. Je vais œuvrer jour et nuit pour achever rapidement mes travaux et vous rejoindre au plus tôt.

Je pense à Giovan Simone et à l'argent, je trouverai bientôt quelque arrangement, si Dieu me prête vie.

Tu peux dès à présent aller voir Aldobrandini et lui réclamer un acompte sur le prix de la dague. Il ne sera pas déçu. Jamais personne n'en a vu d'aussi belle, je le jure.

Prie pour moi,

Ton Michelagnolo

Quatre arches courtes flanquent un arc central à la courbure si douce qu'elle en est presque imperceptible ; elles reposent sur de forts piliers dont les avancées en triangle fendent les eaux comme des bastions. Appuyée sur une forteresse invisible dépassant à peine des flots, une passerelle majestueuse relie les deux rives dans la douceur, acceptant leurs différences. Deux mains posées majestueusement sur l'onde, deux doigts graciles qui se touchent.

Le vizir Ali Pacha est stupéfait.

Bayazid va être ravi.

Michel-Ange a remis ses études et dessins aux maquettistes et aux ingénieurs ; il a supervisé la réalisation des modèles réduits et des grandes planches pour la présentation au sultan. Insigne honneur, le sculpteur est convié à dévoiler lui-même son œuvre au souverain. Il reste encore à résoudre la question de la butée et de la voirie, affaires qui regardent le shehremini et le mohendesbashi.

Le Florentin a rempli son contrat : il a projeté un pont sur la Corne d'Or, audacieux et politique ; loin de la prouesse technique de Vinci, loin des courbes régulières de l'ancien viaduc de Constantin, au-delà des classiques. Toute son énergie s'y trouve. Cet ouvrage ressemble au David ; on y lit la force, le calme et la possibilité de la tempête. Solennel et gracile à la fois.

La veille de la présentation au sultan, Mesihi et Michel-Ange se sont rendus à l'arsenal de Scutari pour récupérer la dague commandée par le riche Florentin Aldobrandini ; aiguisé et poli, dans un coffret garni de flanelle rouge, le noir damas est extraordinairement beau. En caressant la lame du doigt, le sculpteur songe qu'il aura de la peine à s'en défaire, le moment venu.

Absorbé par son travail, Michel-Ange n'a que peu repensé à la nuit passée chez l'obligeant Arslan ; Mesihi ne l'a pas mentionnée non plus, pour d'autres raisons. Il sent sa passion pour l'artiste lui dévorer le cœur ; au cours de leurs promenades quotidiennes, vers le soir, quand la fraîcheur monte du Bosphore pour envahir la ville, il profite de la marche pour prendre par moments le bras de son ami et, une fois qu'il l'a déposé chez Maringhi, il se rend invariablement à la taverne, où il oublie sa tristesse dans le vin jusqu'à l'aube. Ses relations avec le vizir son patron sont tendues ; on lui reproche ses absences ; bien souvent, lorsque Ali Pacha le réclame pour rédiger une lettre ou calligraphier un firman, on ne le trouve pas, et il faut alors parcourir tous les bouges de Tahtakale pour le dénicher.

Mesihi sent que le Florentin ne le regarde pas avec les mêmes yeux que lui ; il est parfois dur, froid même, d'une dureté et d'une froideur qui aiguisent encore plus la passion du poète, et il donnerait cher pour une nuit auprès de l'artiste, comme la beauté andalouse. Mais il respecte la distance qu'il y a entre eux. Il respecte aussi la sobriété de Michel-Ange et son acharnement au travail dont il vient de découvrir, en même temps que le vizir, les merveilleux résultats.

Demain, on portera les maquettes et les dessins devant le sultan. Pour éviter toute déconvenue publique, Ali Pacha a déjà montré, en secret, un dessin au souverain et s'est assuré son accord. La cérémonie du lendemain sera une confirmation.

Michel-Ange a hâte de toucher ses gages et de rentrer à Florence.

A maestro Giuliano da Sangallo, architetto del papa in Roma

Giuliano, en gage de mon amitié je vous joins ces coupes et élévations de la basilique Sainte-Sophie de Constantinople que je tiens d'un marchand florentin du nom de Maringhi ; elles sont extraordinaires. J'espère que vous en tirerez profit.

Je vous prie encore, mon très cher Giuliano, de me faire parvenir la réponse de Sa Sainteté quant au tombeau.

Rien de plus.

Ce jour du 6 juin 1506,
Votre Michelagnolo, sculpteur à Florence.

Michel-Ange est ébloui par l'opulence et la splendeur de la cour. La foule des esclaves, des ministres, de l'élite des janissaires, l'aspect noble et tranquille du sultan coiffé d'un turban blanc que couronne une aigrette d'or et de diamants le fascinent. Les architectes de Bayazid ont réalisé la maquette en trois jours à peine, et elle trône maintenant sur un riche présentoir, ce qui irrite l'artiste ; elle a six coudées de long pour une et demie de haut. Il souhaitait qu'on la montre tout simplement sur une table, mais l'étiquette veut que l'on ne puisse présenter au souverain que des objets nobles.

Bayazid ne cache pas sa joie.

Il arbore un large sourire.

Il félicite le sculpteur lui-même, directement, et va même, chose rarissime, jusqu'à le remercier en langue franque.

Les ambassadeurs de Venise ou du roi de France ne sont pas aussi bien reçus.

Bayazid donne solennellement l'ordre au mohendesbashi de débuter les travaux le plus tôt possible.

Puis l'ombre de Dieu sur terre fait approcher le Florentin et lui remet un parchemin roulé, revêtu de son toghra, son sceau calligraphié ; Michel-Ange s'incline respectueusement.

On lui signifie ensuite son congé.

L'entrevue a duré quelques minutes à peine, mais l'artiste a eu le temps de dévisager le sultan, de remarquer la constitution robuste, le nez aquilin, les grands yeux sombres, les sourcils noirs, les marques de l'âge autour des pommettes ; s'il ne détestait pas tant les portraits, Michel-Ange se mettrait à dessiner immédiatement, avant d'oublier les traits du grand seigneur.

Michel-Ange est furieux, rouge de colère, il brise deux fioles d'encre et un petit miroir, envoie bouler sans ménagement le singe à l'autre bout de la pièce puis rappelle Manuel le drogman qui, après lui avoir traduit le rouleau offert par le sultan, a cru plus sage de s'éclipser.

— Trouvez-moi Mesihi, crie-t-il.

Manuel s'exécute aussitôt et revient une heure plus tard en compagnie du poète secrétaire.

— Qu'est-ce que c'est que ça, demande l'artiste en désignant le papier, sans autre préambule, sans même saluer celui qui aimerait tant être son ami.

— C'est un cadeau du sultan, maestro. Un titre de propriété. Un immense honneur. Les étrangers sont exclus de ces bénéfices. A part toi, Michelagnolo.

Mesihi est à la fois triste et fâché du courroux de Michel-Ange. Comment ne comprend-il pas que ce parchemin représente un hommage exceptionnel ?

— Tu me dis que je suis propriétaire d'un village dans une contrée perdue dont j'ignore tout, c'est cela ?