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— En Bosnie, c'est exact. Un village, les terres qui s'y rattachent et tous leurs revenus.

— C'est donc cela mes gages ?

— Non maestro, c'est un présent. Tes gages te seront versés une fois le chantier avancé.

Mesihi s'en veut de décevoir ainsi l'objet de sa passion ; s'il le pouvait, il couvrirait d'or Michel-Ange à l'instant même.

Le Florentin s'assoit et se prend la tête entre les mains de chagrin.

Turcs ou romains, les puissants nous avilissent. Mon Dieu ayez pitié.

Michel-Ange comprend que Bayazid le tient en son pouvoir jusqu'à ce que bon lui semble.

Il regarde Mesihi avec haine, avec une telle haine que le poète, s'il n'était pas au moins aussi orgueilleux que le sculpteur, en éclaterait en sanglots.

C'est la deuxième nuit. Le feu projette ses lueurs orangées jusque sur ton épaule. Tu n'es pas ivre.

Tu es un enfant, inconstant et passionné. Tu m'as contre toi, tu n'en profites pas. A quoi penses-tu ? A qui ? Tu n'as que faire de mon amour. Je sais qui tu es.

On me l'a dit.

Tu es un esclave des princes, comme moi des taverniers et des proxénètes.

Peut-être as-tu raison. Peut-être le meilleur de l'enfance est cette rage obstinée qui nous fait briser le château de bois s'il n'est pas parfait, conforme à nos désirs. Peut-être ton génie t'aveugle-t-il. Je ne suis rien à côté de toi, c'est certain. Tu me fais trembler. Je sens cette force noire qui va tout briser sur son passage, tout détruire de ses certitudes.

Tu n'es pas venu jusqu'ici pour me connaître, tu es venu pour construire un pont, pour l'argent, pour Dieu sait quelle autre raison, et tu repartiras identique, inchangé, vers ton destin. Si tu ne me touches pas tu resteras le même. Tu n'auras rencontré personne. Enfermé dans ton monde tu ne vois que des ombres, des formes incomplètes, des territoires à conquérir. Chaque jour te pousse vers le suivant sans que tu ne saches l'habiter vraiment.

Je ne cherche pas l'amour. Je cherche la consolation. Le réconfort pour tous ces pays que nous perdons depuis le ventre de notre mère et que nous remplaçons par des histoires, comme des enfants avides, les yeux grands ouverts face au conteur.

La vérité, c'est qu'il n'y a rien d'autre que la souffrance et que nous essayons d'oublier, dans des bras étrangers, que nous disparaîtrons bientôt.

Ton pont restera ; peut-être prendra-t-il, au fil du temps, un sens bien différent de celui qu'il a aujourd'hui, comme on verra dans mon pays disparu bien autre chose que ce qu'il était en réalité, nos successeurs y accrocheront leurs récits, leurs mondes, leurs désirs. Rien ne nous appartient. On trouvera de la beauté dans de terribles batailles, du courage dans la lâcheté des hommes, tout entrera dans la légende.

Tu te tais, je sais que tu ne me comprends pas. Laisse-moi t'embrasser.

Tu t'échappes comme un serpent.

Tu es déjà loin, trop loin pour qu'on puisse t'atteindre.

Le lendemain, lorsque Mesihi arrive pour leur promenade quotidienne, Michel-Ange est d'excellente humeur. Il ne sait comment s'excuser pour ses emportements de la veille. Il accueille délicatement le poète, le presse de compliments, l'invite jusque dans sa chambre.

— J'ai quelque chose à te montrer, dit-il. Surpris, Mesihi l'accompagne.

Une fois dans l'appartement de l'artiste, ils gardent le silence. Gêné, Mesihi ne sait où s'asseoir ; il reste debout.

Le singe semble respecter leur silence et reste lui aussi immobile et silencieux dans sa cage.

Michel-Ange est embarrassé ; il observe Mesihi, sa carrure élégante, ses traits fins, ses cheveux sombres et huilés.

Il lui tend soudain un papier.

— C'est pour vous, dit-il.

Ce vouvoiement soudain est très doux aux oreilles du poète.

— Qu'est-ce que c'est ?

— C'est un dessin. Un souvenir. Un éléphant. Cela porte bonheur, dit-on. Il vous tiendra lieu de singe, ajoute-t-il en riant.

Mesihi sourit.

— Merci, Michelagnolo. Il est magnifique.

— Et ça aussi c'est pour vous. Je vous le donne.

Michel-Ange lui offre le rouleau que lui a remis le sultan.

— Je ne peux pas accepter, c'est un cadeau de Bayazid, maestro. Cela représente beaucoup d'argent.

Michel-Ange insiste, proteste, en disant qu'il n'en a que faire, et que, très certainement, il est possible de faire inscrire le nom de Mesihi à la place du sien sur ce titre de propriété.

Mesihi continue à refuser énergiquement, en souriant.

— Je garde l'éléphant, maestro. C'est suffisant.

Michel-Ange fait mine de se rendre aux arguments de Mesihi puis, quelques secondes plus tard, alors qu'ils s'apprêtent à sortir de la chambre, il dit tout bas :

— Vous savez, ce papier vous appartient autant qu'à moi. Sans vous, je ne serais jamais arrivé à rien.

Et il lui met de force le firman dans la main. Mesihi sent son cœur gonfler à se rompre.

Pour tromper l'ennui, Michel-Ange dessine des gorges, des cavets et des scoties sur des feuilles déjà encombrées de cuisses, de pieds, de chevilles et de mains.

Il attend.

Il note des listes interminables dans son carnet.

Il travaille un peu au tombeau de Jules Della Rovere, le pape intransigeant qui dix ans plus tôt, encore cardinal, mena les troupes vaticanes contre les janissaires de Bayazid dans le Sud de l'Italie. Il a rencontré tour à tour les deux ennemis, et a offert à l'un un mausolée, à l'autre un pont.

Chaque jour, Manuel vient lui faire la lecture.

Michelangelo aime les histoires.

Il n'apprécie rien tant que les récits de batailles, les agissements des dieux merveilleux au haut de l'Olympe, les combats des anges et des démons. Il y entend des images ; il voit un héros courbé par le poids de son épée décapiter la Gorgone, une goutte de sang surgir de la blessure d'un jeune cerf, les éléphants d'Hannibal plier le genou dans la neige.

Il écrit quelques madrigaux.

Le souvenir de la beauté andalouse, de ses murmures dans la nuit, du contact de ses mains revient le hanter souvent.

A plusieurs reprises, il a hésité à retourner à la taverne, ou à demander à Mesihi de l'y accompagner ; mais il devine confusément les sentiments du Turc à son égard et ne souhaite pas le blesser. Cette amitié étrange lui plaît ; malgré ce que pourraient laisser croire ses sautes d'humeur et ses emportements, il éprouve quelque chose pour Mesihi et, au plus secret de son âme, là où les désirs brûlent, se trouve sans doute le portrait du poète, bien caché.

Michel-Ange est obscur à lui-même.

Lorsqu'il reçoit la visite d'Arslan, un matin, alors qu'on vient de lui annoncer que l'ouverture dans les remparts, préalable à la construction, est achevée, il est en joie. Arslan a appris le début des travaux du pont, il sait que le sultan est fier de son architecte, il vient donc le féliciter et lui présenter ses respects. L'homme est affable. Sa conversation est agréable. Toute la capitale ne parle que de ce nouvel ouvrage, dit-il. Vous allez être le héros de la ville, comme à Florence.

Michel-Ange, un peu gêné, ne sait comment aborder le sujet qui l'intéresse.

Ils s'assoient dans la cour, à l'ombre du figuier.

Ils parlent de Florence, de politique, de Rome, en compagnie de Maringhi le marchand, qui connaît par ailleurs Arslan ; cette coïncidence semble un excellent présage à l'artiste. Il bout de trouver un moyen de revoir l'objet de sa passion.

C'est Maringhi qui le trouve pour lui.

— C'est bientôt la Saint-Jean, patron de Florence, dit le négociant. Je vais donner une fête, je compte sur votre présence.