— Je connais d'excellents musiciens, ajoute Arslan en se tournant vers le sculpteur.
Michel-Ange ne peut s'empêcher de rougir.
Le chantier du nouveau pont sur la Corne d'Or débute officiellement le 20 juin 1506, par la fermeture d'une partie du port et la construction d'une plate-forme pour l'acheminement des milliers de pierres nécessaires à l'édifice. Auparavant il a fallu aménager un grand espace au pied des remparts et agrandir la porte della Farina. Michel-Ange attend toujours l'argent promis ; pour le moment seule une nouvelle bourse de cent pièces d'argent pour ses frais lui est parvenue, vite absorbée par le prix exorbitant que lui demande Maringhi pour sa pension et ses fournitures.
Il a d'autant plus hâte de rentrer en Italie que ses frères le pressent constamment et qu'il sait, depuis la mystérieuse missive venue de Rome, que certains cherchent à le perdre, à le faire passer pour un renégat, peut-être, ou pire. Il a l'habitude des cabales. Les couloirs du palais pontifical grouillent d'intrigants et d'assassins ; ses ennemis, Raphaël et Bramante, en particulier, sont puissants.
On lui promet qu'il pourra bientôt repartir.
Michel-Ange a peur que Bayazid et Ali Pacha ne soient trop contents de lui pour le laisser s'en aller si vite.
Constantinople est une très douce prison.
La ville balance entre l'est et l'ouest comme lui entre Bayazid et le pape, entre la tendresse de Mesihi et le souvenir brûlant d'une chanteuse éblouissante.
Arslan est revenu une fois rendre visite au sculpteur.
Il l'a trouvé, dans sa chambre, occupé à noter la liste de ses dernières dépenses.
Arslan s'étonne de la présence du singe qui gambade librement en dehors de sa cage ouverte, saute en criant de la table à l'épaule de l'artiste, puis sur le lit et jusque dans les jambes du visiteur.
Le Turc l'écarte du pied, sans ménagement. — Où avez-vous déniché cette bestiole ?
— C'est un cadeau de Mesihi. Il vient de l'Inde, ajoute fièrement Michelangelo en souriant. Arslan hausse les épaules.
— C'est horrible, cela crie et sent mauvais. Méfiez-vous, il pourrait vous mordre.
Michel-Ange éclate de rire.
— Non, jusqu'ici il n'a mordu que Maringhi, qui le mérite. Je l'ai appelé Jules, en l'honneur de son mauvais caractère. Moi il me mange dans la main, regardez.
Il attrape une noisette dans un petit sac et la présente au singe ; celui-ci s'approche et prend délicatement le fruit sec dans ses doigts minuscules, avec un grand respect et une vraie noblesse.
Michel-Ange ne peut s'empêcher de rire à nouveau.
— N'est-il pas distingué ?
Arslan a une moue dégoûtée.
— Il y a quelque chose de diabolique dans leur attitude presque humaine, maestro.
— Croyez-vous ? Je trouve cela amusant. Arslan préfère changer de sujet.
— Avez-vous des nouvelles de votre pont ?
— Oui. Les ingénieurs se battent pour des problèmes de portée et de hauteur des piles. Les travaux d'aménagement ont commencé sur les deux rives ; je vais bientôt dessiner les détails des arches et des piliers et dresser des plans d'exécution cotés.
— Ce n'est pas encore fait ?
— Non, j'attends les avis des ingénieurs.
— Vous allez donc rester parmi nous encore longtemps.
Michelangelo soupire.
— C'est possible.
— Cela n'a pas l'air de vous réjouir.
— J'avoue que l'Italie me manque. Mes frères me réclament, qui plus est.
— Si je peux vous aider en quoi que ce soit, n'hésitez pas. Qu'est-ce qui pourrait rendre votre séjour plus agréable ?
Le sculpteur ne peut s'empêcher de penser à la chanteuse andalouse, à sa voix et ses mains dans la nuit.
— Rien que vous n'ayez déjà fait, je vous remercie. Et Mesihi veille à mes moindres désirs.
— Ah, ce Mesihi.
Il y a comme un reproche dans la voix d'Arslan.
— C'est un compagnon charmant et un guide agréable.
— Un homme qui se perd dans le vin et l'opium se perd lui-même.
— Certes. C'est néanmoins un grand poète. Arslan marque une hésitation.
— Avez-vous entendu sa poésie, maestro ?
— J’en connais les extraits qu'on a bien voulu me traduire. C'est aussi beau que notre Pétrarque.
— Si vous le dites.
Michel-Ange est légèrement agacé par les insinuations du jeune homme Comme à son habitude, il ne peut s'empêcher d'être à la limite de l'impolitesse :
— Auriez-vous quelque chose contre lui ? Arslan n'hésite pas une seconde.
— Non, bien sûr, au contraire. C'est le protégé du grand vizir ; on peut mesurer l'importance de quelqu'un à la puissance de ses amis.
Sans être un courtisan accompli, Michel-Ange a saisi la perfidie des mots d'Arslan.
Il aimerait que le singe vienne opportunément uriner sur les chausses du commerçant, mais l'animal a attrapé la plume sur l'écritoire et essaie, chevalier velu maniant maladroitement une lance trop grande pour lui, de la tenir droite et de tracer Dieu sait quoi sur le papier.
Michel-Ange rit aux éclats.
— Vous voyez ? Tout cela n'a pas grande importance.
Arslan se sent obligé de s'esclaffer avec lui.
— Ce ne sont que des singeries, s'il faut en croire votre horrible bête.
Michel-Ange reste un moment silencieux, avant de souffler.
— C'est juste. Nous singeons tous Dieu en son absence.
Le 24 juin, jour du Baptiste, le caravansérail de Maringhi est en fête. Michel-Ange est un peu l'invité d'honneur ; quelques commerçants génois et vénitiens sont là, oubliant pour un temps leur rivalité ; Mesihi aussi, bien sûr, ainsi que Falachi et tout ce qu'Istanbul compte de Florentins et de Toscans. On est allé à l'office le matin, dans l'église latine de l'autre côté de la Corne d'Or ; on pense qu'à Florence, le soir venu, on allumera les feux au bord de l'Arno, et on est un peu mélancolique. Michel-Ange tient compagnie à Mesihi, rayonnant de beauté dans un caftan brodé. L'été commence à peine et pourtant la chaleur est déjà étouffante malgré l'ombre de la cour, où sont dressées les tables du banquet. Arslan arrive à son tour, et salue respectueusement l'hôte avant de s'approcher de Michel-Ange et de Mesihi. Le sculpteur aperçoit le poète tressaillir de surprise ou de mécontentement ; il ne semble pas porter ce compatriote cosmopolite dans son cœur.
Michel-Ange est déçu de voir qu'Arslan est venu seul ; il espérait secrètement qu'il arriverait avec le chanteur tant attendu ; il n'ose poser la question.
On passe à table.
Maringhi a bien fait les choses. Le banquet est copieux et interminable.
Michel-Ange le frugal, incommodé par la chaleur, mange du bout des doigts.
A la moitié du repas, il abandonne les convives pour se retirer dans sa chambre, prétextant la fatigue, lui qui est infatigable.
Il relit un sonnet écrit la veille, le trouve mauvais et le rature rageusement.
Il ne redescend dans la cour que quelques heures plus tard.
Mesihi a disparu.
L'assistance est réduite de moitié.
On joue, on boit des sorbets.
Arslan est toujours là, ce qui rassure un peu l'artiste. Tout espoir n'est pas perdu. On viendra peut-être plus tard. Oui, c'est cela, sans doute. Les musiciens arriveront à la nuit, avec les feux.
Michel-Ange goûte cette soupe de cerises sucrée rafraîchie avec de la neige d'Anatolie ou des Balkans qu'on compresse en gros blocs et conserve dans le noir, au fin fond des citernes, en la recouvrant de paille.