On lui propose une partie de cornet ou de trictrac, il refuse. Il est encore moins joueur que buveur, si c'est possible. Il s'assoit près d'Arslan, qui affiche son éternel sourire et l'interroge sur ses affaires, sujet de conversation comme un autre.
— Je ne peux pas me plaindre. La paix avec la République favorise le commerce. Je devrais retourner prochainement à Venise. J'ai un entrepôt là-bas, pas aussi grand que celui-ci, certes, mais florissant tout de même.
Michel-Ange a du mal à se persuader que ce jeune homme athlétique est bien un commerçant. On l'imaginerait spadassin, voire homme de cour, mais sûrement pas derrière un comptoir, même vénitien. Il se demande par quel hasard il est proche de Maringhi. Sans doute tous les négociants se connaissent-ils ; ils s'achètent peut-être même des articles entre eux.
Les Florentins présents sont gais, d'une gaieté nostalgique ; leur hôte a fait préparer un tas de bois au milieu de la fontaine de sa cour, qu'il allumera à la nuit, au risque de mettre le feu à tout le quartier, ce qui n'a pas l'air de l'inquiéter outre mesure. Michel-Ange se rappelle les festivités de la Saint-Jean dans le palais de Laurent le Magnifique, au temps où il était encore apprenti, et sent son cœur se serrer. La vie ne lui a donné que peu de moments agréables, jusqu'à présent ; des années de travail acharné, de peines et d'humiliations. Mais les souvenirs du palais des Médicis brillent en lui d'une lumière particulière. Au-delà de l'excellente formation qu'il y reçut, il y avait dans l'entourage du Magnifique, dans la vie à la cour, une sécurité presque familiale qui lui manque souvent, qu'elle fût due à l'insouciance de la jeunesse, ou à sa soif d'apprendre, jamais rassasiée. Il y affronta souvent ses camarades ; il y apprit à suer, à se battre, à souffrir et à travailler. C'est dans le dur regard de ses maîtres que se trouve le père de Michel-Ange. Dans leur dureté et leur rare tendresse.
Le jour commence à faiblir ; le ciel se fissure de rose, une légère brise marine rafraîchit le caravansérail ; on a ouvert les portes en grand pour laisser entrer l'air qui parcourt à présent les arcades et agite tendrement les feuilles du figuier.
Mesihi revient, après avoir été appelé d'urgence par le vizir. Il semble soucieux. Michel-Ange n'y prête pas vraiment attention.
Il est soulagé.
Il a entendu les Florentins murmurer que les musiciens allaient bientôt arriver, qu'on allait allumer le feu, qu'on allait boire.
Il peut, tout d'un coup, se laisser aller à l'allégresse du soir d'été.
Triste présage, ce matin le singe est mort. Ou peut-être cette nuit ; à son réveil, Michel-Ange l'a trouvé étendu par terre, les pattes repliées, la tête reposant sur le menton, comme arrêté dans sa course.
Michelangelo a pris la minuscule main dans la sienne, l'a soulevée, elle est retombée.
Il a ramassé l'animal, il semblait avoir perdu tout son poids, ne plus rien peser, comme si seule l'énergie de la vie lui donnait sa masse.
C'était une chose infime que la mort rendait encore plus fragile.
Michel-Ange a senti son cœur se serrer. Il a allongé la petite dépouille dans la cage qu'il a décrochée et posée sur le sol.
Il a préféré ne plus le voir, et a appelé un serviteur pour qu'on l'en débarrasse immédiatement, en espérant que cela efface aussi l'étrange tristesse qui l'étreignait. Il a pleuré ce décès comme celui d'un enfant qu'on aurait à peine eu le temps de connaître.
Michel-Ange rêve d'un banquet d'autrefois, où l'on discuterait d'Eros sans que jamais le vin n'empâte la langue, sans que l'élocution ne s'en ressente, où la beauté ne serait que contemplation de la beauté, loin de ces moments de laideur préfigurant la mort, quand les corps se laissent aller à leurs fluides, à leurs humeurs, à leurs désirs. Il rêve d'un banquet idéal, où les commensaux ne tangueraient pas dans la fatigue et l'alcool, où toute vulgarité serait bannie au profit de l'art.
Il regarde les hôtes s'enlaidir dans la jouissance, tous, sauf Arslan et Mesihi qui se toisent étrangement, dans un air de défi mutuel, sans presque porter la coupe à leurs lèvres parfaites.
Il y a là un mystère que Michelangelo ne cherche pas à percer ; il pense vaguement, car il est vaniteux, que cela a à voir avec lui, avec sa personne.
Comme toujours lorsqu'il est sur le point d'achever un projet, il est heureux et triste ; heureux d'avoir terminé et triste que l'ouvrage ne soit pas aussi parfait que si Dieu lui-même l'avait créé.
Combien faudra-t-il d'œuvres d'art pour mettre la beauté dans le monde ? pense-t-il en observant les convives s'enivrer.
Le feu dansant dans le bassin déforme les visages ; ce sont tous de terribles monstres d'un autre âge, des gargouilles d'ombres mouvantes. Seule une flamme orangée l'hypnotise, c'est le corps de la chanteuse. Ses légers mouvements, sa mélodie qui monte dans la nuit, sa main qui frappe savamment la percussion dans l'indifférence générale.
Michelangelo se sent anxieux.
Il a envie d'avoir de nouveau près de lui dans la pénombre la voix aimée. Il sent que Mesihi le regarde avec une inquiétude étrange. Des sentiments contradictoires l'agitent.
Cette fois-ci, il s'est bien gardé de toucher au vin lourd que ses compatriotes engloutissent à grandes lampées bruyantes.
Souvent on souhaite la répétition des choses ; on désire revivre un moment échappé, revenir sur un geste manqué ou une parole non prononcée ; on s'efforce de retrouver les sons restés dans la gorge, la caresse que l'on n'a pas osé donner, le serrement de poitrine disparu à jamais.
Allongé sur le côté dans le noir, Michel-Ange est troublé de sa propre froideur, comme si la beauté l'éludait toujours. Il n'y a rien de palpable, rien d'atteignable dans le corps, il disparaît entre les mains comme la neige ou le sable ; jamais on ne retrouve l'unité, jamais on n'atteint la flamme ; séparés, les deux tas de glaise ne se rejoindront plus, ils erreront dans le noir, guidés par l'illusion d'une étoile.
Il aime pourtant cette peau contre son épaule, le frisson lisse des cheveux étrangers dans son cou, leur parfum d'épices ; la magie n'opère plus. Le plaisir le laisse de marbre.
Il voudrait qu'on l'ouvre, qu'on libère la passion en lui.
Il s'envolerait et brûlerait alors tel le phénix.
Tu sens que la fin approche, que c'est la dernière nuit. Tu auras eu la possibilité de tendre la main vers moi, je me serai offerte en vain. C'est ainsi. Ce n'est pas moi que tu désires. Je ne suis que le reflet de ton ami poète, celui qui se sacrifie pour ton bonheur. Je n'existe pas. Tu le découvres peut-être maintenant ; tu en souffriras plus tard, sans doute ; tu oublieras ; tu auras beau couvrir les murs de nos visages, nos traits s'effaceront peu à peu. Les ponts sont de belles choses, pourvu qu'ils durent ; tout est périssable. Tu es capable de tendre une passerelle de pierre, mais tu ne sais pas te laisser aller aux bras qui t'attendent.
Le temps résoudra tout cela, qui sait. Le destin, la patience, la volonté. Il ne restera rien de ton passage ici. Des traces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l'autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. Il leur faudra parler longtemps de batailles perdues, de rois oubliés, d'animaux disparus. De ce qui fut, de ce qui aurait pu être, pour que cela soit de nouveau. Cette frontière que tu traces en te retournant, comme une ligne avec un bâton dans le sable, on l'effacera un jour ; un jour toi-même te laisseras aller au présent, même si c'est dans la mort.