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Un jour tu reviendras.

Michel-Ange a observé longuement la jeune femme endormie près de lui. C'est une ombre dorée ; la bougie qui vacille éclaire sa cheville, sa cuisse, sa main refermée comme pour retenir le sommeil ou quelque chose d'inaccessible ; sa peau est sombre, Michel-Ange passe doucement le doigt sur son bras, remonte jusqu'au creux de l'épaule.

Il ne sait rien d'elle ; il s'est laissé charmer par cette voix épuisée, puis il l'a regardée s'assoupir, alors que le feu de la Saint-Jean mourait en découvrant les étoiles innombrables de la nuit de juin.

Trois mots espagnols tournent dans sa tête comme une mélodie.

Reyes, batallas, elefantes. Battaglie, re, elefanti.

Il les consignera dans son cahier, comme un enfant garde férocement son trésor de cailloux précieux.

Mesihi a raccompagné Arslan à la porte du caravansérail. Ivres, les Florentins sont allés se coucher ; seuls les serviteurs de Maringhi tournent encore dans la cour et font disparaître les dernières traces du banquet.

Mesihi regarde le feu s'éteindre petit à petit, la tristesse le recouvrir de ses cendres.

Il pressent qu'il va perdre Michel-Ange à jamais.

L'obséquieux Arslan est un étrange espion, à la fois agent de Venise et homme du sultan ; il navigue entre l'un et l'autre, proposant ses services troubles des deux côtés de la mer.

Ici aussi il y a des conspirations et des jeux de palais ; des jaloux, des intrigants prêts à tout pour discréditer Ali Pacha aux yeux de Bayazid, pour empêcher la construction de ce pont impie, œuvre d'un infidèle, pour entraîner la disgrâce du ministre par un scandale.

Michel-Ange ne soupçonne rien de tout cela.

Mesihi sait qu'Arslan est un rouage de ces manigances ; il ne peut rien contre lui, d'autant moins que, en échange du prix d'un fief en Bosnie, Arslan vient de lui révéler la teneur du complot. Mesihi a offert tout ce qu'il possède pour cette information.

Maintenant il se sent seul et accablé ; il sait ce qu'il a à faire.

Il va devoir éloigner celui qu'il aime pour le protéger.

L'arracher à la mortelle Andalouse.

Organiser sa fuite, cacher son départ et lui dire adieu.

Je vais devoir te tuer. Tu l'ignores. Tu ne pourrais y croire. Je ne suis pas endormie ; j'attends que tu t'assoupisses, ensuite je prendrai la dague noire sur ta table et te la passerai à travers le corps. Le dépit n'y est pour rien. C'est ainsi. Je n'ai pas le choix. On a toujours le choix. Je pourrais renoncer maintenant ; renoncer à l'argent, affronter les menaces ; si je ne te tue pas on me retrouvera noyée de l'autre côté du Bosphore, ou étranglée dans ma chambre par un cordon de soie. On peut se prendre à rêver. J'aurais pu imaginer une fuite dans la nuit, avec toi ou avec un autre ; j'ai repoussé ce moment autant que j'ai pu.

Je ne sais pas si je vais réussir.

Il va falloir que je rassemble toute la haine que je peux avoir contre tes semblables, et je n'en ai pas. Ou pas beaucoup. Je vais devoir convoquer les forces du passé, imaginer venger mon père, venger mon pays perdu, venger les miens, dispersés, essaimés sur les rives de la mer.

Je sais que tu n'as rien à voir dans tout cela.

Des forces nous tirent, nous manipulent dans le noir ; nous résistons. J'ai résisté. Peut-être la dernière barrière sera-t-elle la peur, le souvenir de ta main qui me caresse doucement comme si elle découvrait le tronc d'un arbre inconnu.

Tu ne me désires pas et pourtant tu es tendre.

Je n'y arriverai pas. Je n'ai pas la douleur passionnée du vizir qui trahit son amant ; je n'ai pas la colère jalouse du sultan qui le tue.

J'ai tenu une arme une seule fois, une horrible fois et j'en ai tremblé une année entière.

Même les soldats ont besoin des hurlements et du fracas de la bataille pour trouver du courage.

Je pourrais t'expliquer pourquoi on m'a confié cette tâche, par quel hasard ; te parler de tes nombreux ennemis, de moi, de ma vie, cela ne changerait rien. Ces puissants que tu crains ont décidé de ton sort et du mien. Si tu m'avais insufflé la folie de l'amour, si j'avais su te séduire, peut-être alors aurions-nous pu nous sauver tous les deux.

J'ai cherché à t'aimer pour ne pas avoir à te tuer.

Tu t'es endormi.

Il faut en finir.

Heureusement dans la pénombre je devinerai à peine ton visage ; ce sera plus simple ; cette lame est si parfaite qu'elle tranchera ta gorge sans un effort, t'empêchant de crier ; tu sentiras un écoulement chaud contre ta poitrine, tu étoufferas sans comprendre et tes forces te quitteront.

Judith l'a accompli jadis, pour sauver son peuple. Je n'ai pas de peuple à sauver, pas de vieille femme qui tienne un sac dans lequel dérober ta tête ; je suis seule et j'ai peur.

Cette lame pèse bien plus lourd qu'un cimeterre de janissaire ; elle a le poids de nos deux vies réunies.

Je vais rester jusqu'à la fin des temps le poignard à la main, debout dans la nuit, sans oser ni partir ni te frapper.

Michel-Ange est réveillé par un cri, une lutte dans le noir ; il a peur, il roule à bas du lit, sans comprendre ; un appel à l'aide, des chocs confus sur le plancher ; il voit qu'on apporte de la lumière, il entend qu'on l'appelle.

Il se lève avec difficulté.

Il y a un corps de femme ensanglanté sur le sol. Mesihi est debout, l'œil hagard, sauvage et pâle à la fois.

Il brandit encore la dague noire d'Aldobrandini, qui vient de pénétrer avec tant de facilité la chair de la chanteuse.

Michelangelo reste interdit quelques secondes. Il ne peut détourner son regard du corps dénudé allongé sur le plancher : une flaque noire s'agrandit sous la poitrine ; le visage, de côté, à demi recouvert par les cheveux en désordre, est d'une pâleur de lune ; il semble agité d'un dernier mouvement, qui n'en n'est pas un, un tressaillement, tout au plus.

Sur le pas de la porte, les serviteurs avec leurs bougeoirs sont stupéfaits, surpris à la fois par la beauté de la nudité de la jeune femme et la violence de la scène.

Le sculpteur se penche vers celle dont il découvre les formes dans la lumière. Il n'ose pas la toucher.

Il se retourne vers Mesihi.

Il se précipite soudain sur lui en hurlant ; il le frappe du poing au visage, l'étourdissant à moitié ; par réflexe, Mesihi lève le poignard pour se protéger et blesse Michel-Ange au bras ; insensible à la peur le sculpteur le frappe à nouveau, lui attrape le poignet, et tourne ; il tourne, il est fort ; il est puissant et blessé et si les serviteurs de Maringhi n'étaient pas intervenus pour le maîtriser, non seulement les os se seraient brisés, mais, une fois la dague en sa possession, il aurait sans nul doute achevé le poète de mille coups furieux.

Michelangelo est trop surpris et affaibli, trop meurtri pour pleurer. Il s'est laissé panser le bras par Manuel ; le poignard lui a ouvert une belle plaie bien droite sur le biceps. Il a caressé une dernière fois, en cachette, les cheveux de la chanteuse au corps froid comme le marbre ; il a évité de regarder son visage, ses yeux clos.

Le cadavre a ensuite disparu.

Michel-Ange est resté assis longtemps sur son lit, le cœur battant, pour essayer de comprendre, et il a compris.

Il a compris la terrible vengeance de Mesihi, sa jalousie atroce ; il imagine le poète agir de sang-froid, dans la nuit, et il en tremble.

Il a préféré tuer la jeune femme plutôt qu'elle ne lui ravisse Michel-Ange.