— Comment m'avez-vous trouvé ?
Michel-Ange pense amusé que Jules II a de bien piètres envoyés.
— Sur indications de votre frère, maître.
— Voici une lettre, pour vous, maestro. Il s'agit d'une requête singulière, provenant d'un très haut personnage.
La lettre n'est pas cachetée, mais scellée de caractères inconnus. Michel-Ange ne peut s'empêcher d'être déçu en voyant qu'elle ne provient pas du pape. Il pose la missive sur la table.
— De quoi s'agit-il ?
— D'une invitation du sultan de Constantinople, maître.
On imagine la surprise de l'artiste, ses petits yeux qui s'écarquillent. Le sultan de Constantinople. Le Grand Turc. Il retourne la lettre entre ses doigts. Le papier ciré est une des plus douces matières qui soient.
Assis dans les souffles de l'Adriatique, dans un bateau sur l'Adriatique, Michel-Ange regrette. Son estomac se tord, ses oreilles bourdonnent, il a peur. C'est la vengeance divine, cette tempête. Au large de Raguse, puis devant la Morée, il a en tête la phrase de saint Paul : "pour apprendre à prier il faut aller sur la mer", et la comprend. L'immensité de la plaine marine l'effraie. Les mousses parlent un affreux patois nasillard qu'il n'entend qu'à moitié.
Il a quitté Florence le 1er mai pour s'embarquer à Ancône, après six jours d'hésitations. Les franciscains sont revenus à trois reprises, à trois reprises il les a renvoyés en leur demandant d'attendre encore. Il a lu et relu la lettre du sultan, en espérant qu'un signe du pape mette entre-temps fin à ses incertitudes. Jules II devait être trop occupé avec sa basilique et les préparatifs d'une nouvelle guerre. Après tout, servir le sultan de Constantinople voilà une belle revanche sur le pontife belliqueux qui l'a fait jeter dehors comme un indigent. Et la somme offerte par le Grand Turc est faramineuse. L'équivalent de cinquante mille ducats, soit cinq fois plus que le pape l'a payé pour deux ans de travail. Un mois. C'est tout ce que demande Bayazid. Un mois pour projeter, dessiner et débuter le chantier d'un pont entre Constantinople et Péra, faubourg septentrional. Un pont pour traverser ce que l'on appelle la Corne d'Or, le Khrusokeras des Byzantins. Un pont au milieu du port d'Istanbul. Un ouvrage de plus de neuf cents pieds de long. Michel-Ange a mollement essayé de persuader les franciscains qu'il n'était pas qualifié. Si le sultan vous a choisi, c'est que vous l'êtes, maître, ont-ils répondu. Et si votre dessin ne convient pas au Grand Turc, il le refusera, tout comme il a déjà refusé celui de Léonard de Vinci. Léonard ? Passer après Léonard de Vinci ? Après ce lourdaud qui méprise la sculpture ? Le moine, sans trop s'en rendre compte, a immédiatement trouvé les mots pour convaincre Michel-Ange : Vous le dépasserez en gloire si vous acceptez, car vous réussirez là où il a échoué, et donnerez au monde un monument sans pareil, comme votre David.
Pour le moment, adossé à un bastingage de bois humide, le sculpteur sans égal, futur peintre de génie et immense architecte n'est plus qu'un corps, tordu par la peur et la nausée.
Toutes ces fourrures donc, tous ces panni de laine, ces rouleaux de satin de Bergame et de velours florentin, ces barils et ces caisses ont débarqué après Michel-Ange le 13 mai 1506.
Une heure plus tôt, en doublant la pointe du palais, l'artiste a aperçu la basilique Sainte-Sophie, géant aux larges épaules, Atlas portant sa coupole jusqu'aux sommets du monde connu ; pendant les manœuvres d'accostage, il a observé l'activité du port ; il a vu décharger l'huile de Mytilène, les savons de Tripoli, le riz d'Egypte, les figues sèches de Smyrne, le sel et le plomb, l'argent, les briques et le bois de construction ; il a parcouru des yeux les pentes de la ville, entrevu l'ancien sérail, les minarets d'une grande mosquée qui dépassent du haut de la colline ; il a surtout regardé la rive opposée, les remparts de la forteresse de Galata, de l'autre côté de la Corne d'Or, cet estuaire qui ressemble si peu à l'embouchure du Tibre. C'est donc là, un rien plus loin, vers l'amont, qu'il est censé construire un pont. La distance à franchir est gigantesque. Combien d'arches faudra-t-il ? Quelle peut être la profondeur de ce bras de mer ?
Michel-Ange et son bagage s'installent dans une petite chambre au premier étage des magasins du marchand florentin Maringhi. On a pensé qu'il préférerait prendre pension chez des compatriotes.
Son drogman grec habite un réduit dans une dépendance voisine. La pièce où Michelangelo Buonarroti ouvre son bagage donne sur une coursive aux belles arcades de pierre ; une double rangée de fenêtres, très hautes, presque collées au plafond, distribue une lumière qui semble venir de nulle part, diffractée par les jalousies de bois. Un lit et une table de châtaignier, un coffre ouvragé en noyer, deux lampes à huile et un lourd bougeoir circulaire de fer au plafond, voilà tout.
Une petite porte cache une salle d'eau carrelée de faïence multicolore dont Michel-Ange n'a que faire, car il ne se lave jamais
Michelangelo possède un carnet, un simple cahier qu'il a réalisé lui-même : des feuilles pliées en deux, retenues par une ficelle, et une couverture de carte épaisse. Ce n'est pas un carnet de croquis, il n'y dessine pas ; il n'y note pas non plus les vers qui lui viennent parfois, ou les brouillons de ses lettres, encore moins ses impressions sur les jours ou le temps qu'il fait.
Dans ce cahier taché, il consigne des trésors. Des accumulations interminables d'objets divers, des comptes, des dépenses, des fournitures ; des trousseaux, des menus, des mots, tout simplement.
Son carnet, c'est sa malle.
Le nom des choses leur donne la vie.
11 mai, voile latine, tourmentin, balancine, drisse, déferlage.
12 mai, garcette, cabestan, varangue, coupée, carlingue.
13 mai 1506, étoupe, amadou, briquet, mèche, cire, huile.
14 mai, dix petites feuilles de papier lourd et cinq grandes, trois belles plumes, un encrier, une bouteille d'encre noire, une fiole de rouge, mine de plomb, porte-mine, trois sanguines.
Deux ducats à Maringhi, ladre, voleur, étrangleur Heureusement la mie de pain et le charbon sont gratuits.
Les trois premiers jours, Michel-Ange attend.
Il sort peu, principalement le matin, sans oser s'éloigner des environs immédiats des magasins du Florentin qui le loge. Manuel le traducteur l'accompagne, lui propose de découvrir la ville, de visiter la basilique Sainte-Sophie ou la magnifique mosquée que le sultan Bayazid vient de faire construire sur une hauteur. Michel-Ange refuse. Il préfère sa promenade habituelle : tourner autour du caravansérail, atteindre le port, longer les remparts jusqu'à la porte della Farina, comme l'appellent les Francs, observer longuement la rive opposée de la Corne d'Or et rentrer dans ses appartements. Son guide le suit, silencieux. Ils ne parlent presque pas. Michel-Ange ne parle d'ailleurs à personne. L'artiste prend ses repas la plupart du temps dans sa chambre.
Il dessine.
Michel-Ange ne dessine pas de ponts.
Il dessine des chevaux, des hommes et des astragales.
Il dessine des chevaux, des hommes et des astragales trois jours durant, jusqu'à ce que le grand vizir le fasse enfin mander. La délégation ottomane est composée d'un jeune page, un Génois appelé Falachi, et d'une escouade de janissaires aux casques enturbannés de carmin. On installe le sculpteur dans une araba grise et or à l'attelage fringant ; deux spahis trottent devant le cortège, pour ouvrir la route ; leurs cimeterres battent les flancs des cavales.