Выбрать главу

Le sculpteur en frémit de colère et de douleur. Il mettra des mois à retrouver le sommeil.

Mesihi a décidé de se taire.

Il s'est enfui dans la nuit, blessé lui aussi, le poignet endolori ; il a fumé de l'opium, bu jusqu'à s'en faire vomir ; rien n'y a fait. Il revoit l'image de ce corps debout dans la pénombre, l'arme à la main ; il se souvient de s'être précipité vers lui, d'avoir lutté ; elle criait, elle se débattait ; puis elle a cessé de se débattre, alors que c'était lui qui avait le couteau ; il a beau essayer de se souvenir à s'en frapper la tête contre les murs il est incapable de comprendre ce qui s'est produit, comment il a senti le contact d'un sein contre sa poitrine, la jeune femme soupirer et fléchir, puis tomber, frappée à mort.

Il lui semble qu'elle s'est jetée sur la lame. Il n'en saura jamais rien.

Mesihi est ivre sans l'être.

Il tremble ; il pleure dans la solitude ; il s'enveloppe dans un manteau de laine sombre, fragile rempart contre le monde, lorsque le jour arrive.

Buonarroto, je n'ai pas le temps de répondre à ta lettre, car c'est la nuit ; et quand bien même je l'aurais, je ne pourrais te donner une réponse ferme, puisque je ne vois pas la fin de mes affaires ici. Je serai près de vous bientôt et ferai alors tout le possible pour vous, comme je l'ai accompli jusqu'à présent. Moi-même je me sens plus mal que jamais, blessé et pris d'une grande fatigue ; pourtant j'ai la patience de m'efforcer pour atteindre le but projeté. Vous pouvez donc bien patienter un peu, puisque vous êtes dix mille fois en meilleur état que moi.

Ton Michelagnolo

Mesihi s'est tu.

Il a sacrifié son amour une dernière fois, sans rien espérer en retour.

Il a défendu ce Franc contre son ennemie, il l'a sauvé, voilà ce qui lui importe ; tant pis si en le sauvant il l'a perdu à jamais.

Il l'oubliera, qui sait, dans les tavernes de Tahtakale, dans les bras des éphèbes et des chanteuses aux yeux de houris qui viendront lui masser les cuisses ; dans la beauté de la poésie et de la calligraphie.

Il pleure souvent ; seule l'arrivée de la nuit et de la débauche lui apporte un peu de réconfort.

Quatre chemises de laine dont une déchirée et tachée de sang, deux pourpoints de flanelle, un surcot de la même matière, trois plumes et autant de fioles d'encre, un miroir brisé, quatre feuilles couvertes de dessins, deux autres d'écritures, trois paires de chausses, un compas, des sanguines dans une boîte de plomb, un étui d'argent contenant des sels, une timbale du même métal, voilà l'inventaire précis de ce que l'on trouvera, dans la chambre de Michel-Ange après son départ, méthodiquement consigné par les scribes ottomans.

Il quitte Constantinople en secret. Poursuivi par la présence de la mort, accablé par le souvenir d'un amour qu'il n'a pas su donner avant qu'il ne soit trop tard, trahi, croit-il, par la jalousie de Mesihi, trompé par les puissants, pressé par ses frères et la perspective de se remettre au service du pape, il prend la fuite, comme il a fui Rome trois mois plus tôt, blessé, déchiré, brisé.

Il quitte Istanbul sans un sou.

Mesihi ne s'est plus présenté chez Maringhi. Michel-Ange a hésité à le faire appeler ; il n'a pu s'y résoudre.

Il a organisé sa fuite avec Manuel ; il ignore que, de loin, c'est Arslan qui a pris les arrangements, trouvé l'embarcation vénitienne qui le déposera à Ancône, payé grande partie du prix du passage.

On se débarrasse de l'artiste encombrant perdu entre deux rives.

La nuit de son départ, sur le quai au bas des remparts, le divin Michelangelo n'est qu'un corps blessé et effrayé, enveloppé dans un caftan noir, qui a hâte qu'on mette à la voile, qui a hâte de retrouver Florence.

A quelques centaines de mètres derrière eux, en amont, se dresse la forme noire de l'échafaudage de la butée du pont que Michel-Ange ne verra pas.

Il embrasse longuement Manuel, comme si c'était un autre qui se trouvait à sa place, puis il monte à bord. Il ressent une douleur sourde dans la poitrine, il l'attribue à sa blessure ; des larmes lui montent aux yeux.

Le seul objet qu'il a emporté, c'est son carnet, dans lequel il note quelques derniers mots, alors que le navire passe la pointe du Sérail.

Apparaître, poindre, briller.

Consteller, scintiller, s'éteindre.

Dissimulé par les embarcations, Mesihi s'est vite retourné. Il ne souhaite pas observer plus longtemps, il n'y a plus rien à voir : des rames sombres qui frappent les flots obscurs, une voile carrée dont la blancheur ne parvient pas à déchirer la nuit.

Il va aller se perdre dans les rues de la ville, se perdre dans les bouges de Tahtakale ; pour tout souvenir de Michel-Ange, il garde le dessin d'un éléphant, et surtout, dans un repli de son vêtement, la dague noire et or qui lui brûle à présent le ventre comme si elle était chauffée à blanc.

EPILOGUE

Le 14 septembre 1509, au moment même où Michel-Ange débute le chantier de la chapelle Sixtine, un terrible tremblement de terre frappe Istanbul. Les chroniqueurs en décrivent avec minutie les affreux dégâts : cent neuf mosquées et mille soixante-dix maisons sont ruinées de fond en comble ; plusieurs milliers d'hommes, de femmes et d'enfants périssent ensevelis sous les décombres. On raconte que dans la seule maison du vizir Mustafa Pacha meurent trois cents cavaliers avec leurs trois cents chevaux. Les remparts sont partiellement effondrés du côté de la mer, et entièrement du côté de la terre ; l'hospice des pauvres et une grande partie du complexe de la mosquée de Bayazid sont détruits. L'enduit qui recouvre les mosaïques byzantines de la basilique Sainte-Sophie tombe, révélant les portraits des évangélistes, qui protègent si bien les églises, disent les chrétiens, que pas une seule n'est touchée.

En tout cas les saints ne se préoccupent pas du pont de Michel-Ange, dont on a déjà érigé les piles, la butée et les premières arches : ébranlé, l'ouvrage s'effondre ; ses gravats seront charriés vers le Bosphore par les eaux que le séisme a rendues furieuses, et l'on n'en parlera plus.

Deux ans plus tard, le 5 août 1511, alors que Michel-Ange, le dos courbé, peine toujours sur son échafaudage de la chapelle Sixtine, Ali Pacha meurt. Premier grand vizir à être tué en combat, il trépasse à cheval, au milieu de ses janissaires, atteint en pleine poitrine par la flèche de l'un des chiites de l'Est, les Tekkés, dont il cherche à réduire la rébellion. On raconte qu'il sera vengé, d'une horrible manière, par Ismaïl, nouveau roi de Perse, qui souhaitait ainsi se concilier son si puissant voisin après avoir utilisé les révoltés pour asseoir son pouvoir ; capturés, les assassins du grand vizir seront jetés dans une marmite d'eau bouillante. Ils hurleront beaucoup, dit-on, avant de cuire et d'être dévorés par leurs gardiens.

Cette terrible vengeance ne changera rien pour Mesihi. Le poète démuni, ivrogne et sans protecteur s'éteindra avant même l'achèvement de la voûte si célèbre où Dieu donne vie à cet Adam dont le visage ressemble tant à celui du poète turc.

Deux doigts tendus qui ne se touchent pas.

Mesihi mourra au coucher du soleil, un soir de juillet 1512, pauvre et solitaire, après avoir en vain cherché un nouveau mécène. On connaît un de ses derniers vers :

Mon Dieu, ne m'envoyez pas au tombeau avant que mon torse ait pu caresser la poitrine de mon ami.