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Peut-être parce qu'il était mécréant et assassin malgré lui, ou tout simplement parce que sa prière était indécente, il ne sera pas exaucé ; il s'éteindra dans un râle sans poésie, un souffle rauque vite avalé par l'appel à la prière du couchant, qui coulait déjà des innombrables minarets.

Le sultan Bayazid deuxième du nom aimait les ponts.

Parmi tous les ouvrages d'art qu'il fit bâtir dans les vingt-quatre provinces d'Asie et les trente-quatre d'Europe qui composaient alors son Empire, on dénombre : un pont de neuf arches sur le QizilErmak à Osmandjik ; de quatorze arches sur le Sakarya ; de dix-neuf arches sur l'Hermos à Sarukhan ; de six sur le Khabour, de huit sur le Valta, en Arménie ; de onze arches courtes et solides pour laisser passer l'armée près d'Edirne, sans compter tous les ponts de bois jetés au hasard des cours d'eau de moindre importance que rencontraient ses janissaires ou ses administrateurs.

Il mourut peu après avoir abdiqué en faveur de son fils Sélim, en 1512, en route vers Dimetoka, lieu de sa naissance, qu'il n'atteignit jamais ; le poison administré par un sbire de Sélim, ou ces autres venins que sont la tristesse et la mélancolie, eut raison de celui qui avait rêvé d'un ouvrage signé Léonard de Vinci ou Michel-Ange Buonarroti à Istanbul : il rendit l'âme près du village d'Aya, dit-on, sous son dais rouge et or, près de la pile d'un petit pont sur la route d'Andrinople, à l'ombre de laquelle on l'avait installé.

Longtemps après, en février 1564, c'est au tour de Michel-Ange, il se prépare à disparaître.

Dix-sept grandes statues de marbre, des centaines de mètres carrés de fresques, une chapelle, une église, une bibliothèque, le dôme du plus célèbre temple du monde catholique, plusieurs palais, une place à Rome, des fortifications à Florence, trois cents poèmes, sonnets et madrigaux, autant de dessins et d'études, un nom associé à jamais à l'Art, à la Beauté et au Génie : voilà, entre autres, ce que Michel-Ange s'apprête à laisser derrière lui, quelques jours avant son quatre-vingt-neuvième anniversaire, soixante ans après son voyage à Constantinople. Il meurt riche, son rêve réalisé : il a rendu à sa famille sa gloire et ses possessions passées. Il espère voir Dieu, il le verra sans doute, puisqu'il y croit.

C'est bien long, soixante ans.

Entre-temps, il a écrit des sonnets d'amour, à défaut de l'avoir connu, accroché au souvenir d'une mèche de cheveux morts.

Souvent, il caresse la cicatrice blanchie sur son bras et pense à l'ami perdu.

D'Istanbul, il lui reste une vague lumière, une douceur subtile mêlée d'amertume, une musique lointaine, des formes douces, des plaisirs rouillés par le temps, la douleur de la violence, de la perte : l'abandon des mains que la vie n'a pas laissé prendre, des visages qu'on ne caressera plus, des ponts qu'on n'a pas encore tendus.

NOTE

La citation initiale, où il est question de rois et d'éléphants, appartient à Kipling, dans l'introduction d' Au hasard de la vie.

Quant à l'affaire qui nous intéresse ici, voici donc ce que l'on peut facilement retracer :

L'invitation du sultan est relatée par Ascanio Condivi (biographe et ami de Michel-Ange) et mentionnée aussi par Giorgio Vasari. Le dessin de Léonard de Vinci pour un pont sur la Corne d'Or existe bel et bien, et est conservé au musée de la Science de Milan.

Les lettres de Michel-Ange à son frère Buonarroto ou à Sangallo citées ici sont authentiques, je les ai traduites de son Carteggio. Les plans de Sainte-Sophie envoyés à Sangallo par Michel-Ange se trouvent à la bibliothèque apostolique Vaticane, dans le codex Barberini.

L'esquisse Projet d'un pont pour la Corne d'Or attribuée à Michel-Ange a été récemment découverte dans les archives ottomanes, tout comme l'inventaire des possessions abandonnées dans sa chambre.

L'anecdote de Dinocrate apparaît bien dans Vitruve, au début du livre II des Eléments d'architecture.

L'histoire du sultan et du vizir andalous correspond à un épisode de la biographie mouvementée d'Al Mu'tamid, dernier prince de la taifa de Séville.

La dague de damas noir rehaussé d'or est exposée dans une vitrine du trésor de Topkapi.

La biographie de Mesihi de Pristina le shahrengiz figure dans toutes les histoires de la littérature ottomane, mais principalement dans Gibb, au deuxième tome, ainsi que les extraits de sa poésie reproduits ici.

Les vies de Bayazid le second, de son vizir Ali Pacha et du page génois Menavino, mon Falachi, sont largement documentées dans les chroniques contemporaines ou postérieures.

Le tremblement de terre qui frappa Istanbul en 1509 est malheureusement réel, et ses dégâts aussi.

Pour le reste, on n'en sait rien.