Dans la voiture, le page Falachi fait la conversation ; il explique tout l'honneur qu'il a de se trouver aux côtés du sculpteur, à quel point il est heureux de le rencontrer, et lui décrit l'impatience qu'a la cour de connaître enfin l'immense artiste qui va réaliser une si noble tâche. Michel-Ange s'étonne de découvrir un Génois si proche du Grand Turc ; Falachi lui sourit et lui explique qu'il est un esclave du sultan, capturé jeune par des corsaires, et que sa position est enviable. Il est puissant, respecté et, si cela importe, riche. Manuel le Grec acquiesce du chef ; Michel-Ange écarte le rideau qui occulte la fenêtre de la voiture et regarde les rues de Constantinople défiler au rythme du convoi souvent ralenti par des portefaix ou des groupes de négociants. Les entrepôts débordants de marchandises, les maisons de bois, les églises des mahométans dont les patios clairs au-delà des porches ouvrent des yeux de lumière dans la matière de la ville.
La visite sera brève et assez peu protocolaire, précise Falachi. Le vizir veut avant tout lui présenter ceux qui l'assisteront dans sa tâche et régler des détails certes administratifs mais importants. On l'installera ensuite dans un atelier où il trouvera tout ce qui lui sera nécessaire pour l'exercice de son art, dessinateurs, maquettistes et ingénieurs.
Arrivé au palais, l'omniprésence des gens d'armes rappelle à Michel-Ange ses visites à Jules II, le pape guerrier. L'immense cour dans laquelle ils descendent de voiture est à la fois éclatante' de soleil et ombragée. Une foule de janissaires et de fonctionnaires contrôlent les arrivées. Les bâtiments sont bas, neufs, éblouissants ; l'artiste y devine des écuries, des logements, des corps de garde ; les passages, les couloirs où on le conduit n'ont rien à voir avec les voûtes sombres et croulantes du palais pontifical de Rome où ni Raphaël ni Michel-Ange lui-même n'ont encore posé le pinceau.
Le grand vizir a pour nom Ali Pacha et reçoit dans une belle salle d'apparat décorée de boiseries, de faïences et de calligraphies. Ce n'était pas la peine d'expliquer à Michel-Ange qu'il devait s'agenouiller devant cet homme imposant et enturbanné, un des plus puissants du monde connu, entouré d'une ribambelle de scribes, de secrétaires, de soldats. Bien vite, Falachi le page signifie à l'artiste de se relever et d'approcher. Le vizir a une voix ferme. Il parle un italien étrange, peuplé de génois, de vénitien ou peut-être de castillan. Maestro, nous te remercions d'avoir accepté la tâche qui t'incombe. Maestro Buonarroti, le sultan ton grand seigneur Bayazid se réjouit de te savoir parmi nous. Michelangelo baisse les yeux en signe de respect et de gratitude.
Il ne peut s'empêcher d'imaginer la réaction de Jules II lorsque Sa Sainteté le pape très chrétien apprendra cette entrevue et la présence de son sculpteur préféré auprès du Grand Turc.
Cette pensée lui instille un mélange assez plaisant d'excitation et de terreur.
Le vizir Ali Pacha fait remettre à Michel-Ange un contrat en latin et une bourse de cent aspres d'argent pour ses frais. Le secrétaire qui lui tend les papiers a les mains douces, les doigts fins ; il s'appelle Mesihi de Pristina, c'est un lettré, un artiste, un grand poète, protégé du vizir. Un visage d'ange, un regard sombre, un sourire sincère ; il parle un peu franc, un peu grec ; il sait l'arabe et le persan. Puis arrivent une série de dignitaires : le shehremini, responsable de la ville de Constantinople ; le mohendesbashi, l'ingénieur supérieur, qu'on n'appelle pas encore architecte en chef ; le defterdâr, l'intendant ; une moisson de serviteurs. Falachi et Manuel traduisent aussi vite qu'ils le peuvent les mots de bienvenue et les encouragements de la foule ; on prend le sculpteur par le bras, on l'introduit dans la pièce adjacente, où un repas est préparé ; déjà des pages à demi dissimulés derrière leurs longues aiguières dorées versent de l'eau parfumée dans des timbales. Michel-Ange le frugal goûte du bout des lèvres le bœuf aux dattes, les aubergines macérées, la volaille à la mélasse de caroube ; désorienté, il ne parvient à reconnaître ni le goût de la cannelle, ni celui du camphre ou du mastic. L'artiste pense que tous ces gens l'ignorent malgré le faste de la réception ; il n'est pour eux qu'une image, un reflet sans matière et se sent légèrement humilié.
Michelangelo le divin n'a qu'une envie, c'est de voir l'atelier qu'on lui a promis, et de se mettre au travail.
Ton bras est dur. Ton corps est dur. Ton âme est dure. Bien sûr que tu ne dors pas. Je sais que tu m'attendais. J'ai remarqué tes regards tout à l'heure. Tu savais que j'allais venir. Tout finit toujours par arriver. Tu as désiré ma présence, je suis là. Beaucoup souhaiteraient m'avoir près d'eux, allongés dans le noir ; toi tu me tournes le dos. Je sens tes muscles tendus, tes muscles de barbare ou de guerrier. Il faut sans doute manier l'épée pour avoir des bras aussi forts. L'épée ou la faux. Je ne t'imagine pourtant pas paysan, ni soldat, tu ne serais pas ici. Tu es bien trop rugueux pour être poète comme ton ami turc. Es-tu donc un marin, un capitaine, un marchand ? Je ne sais pas. Tu ne me regardais pas comme une chose que l'on peut acheter ou posséder par les armes.
J'ai aimé ta façon de m'observer, quand je chantais. La précision de tes yeux, la délicatesse de leur convoitise. Et maintenant quoi ? As-tu peur, étranger ? C'est moi qui devrais avoir peur. Je ne suis qu'une voix dans l'obscurité, je disparaîtrai avec l'aube. Je me glisserai hors de cette chambre lorsqu'on pourra distinguer un fil noir d'un fil blanc et que les musulmans appelleront à la prière.
On me paiera, tu n'as rien à te reprocher. Laisse toi aller au plaisir. Tu trembles. Tu ne me désires pas ? Alors écoute. Il était une fois, dans un pays lointain… Non, je ne vais pas te raconter une histoire. Ce n'est plus le temps des histoires. L'époque des contes est terminée. Les rois sont des sauvages qui tuent leurs chevaux sous eux ; il y a bien longtemps qu'ils n'offrent plus d'éléphants à leurs princesses. Mon monde est mort, étranger, j'ai dû le fuir, abandonner jusqu'à mes souvenirs. J'étais enfant. Je me rappelle seulement le jour de la chute, ma mère affolée, mon père confiant en l'avenir qui essayait de la rassurer, notre prince le traître qui s'enfuit après avoir ouvert la ville aux armées chrétiennes. C'était en janvier, une neige fine brillait sur la montagne. Il faisait beau. Ysabel et Fernando, vos rudes souverains catholiques, ont dormi dans l'Alhambra ; Fernando a ôté son armure pour monter sa royale femelle, dans la plus belle chambre du palais, après avoir fait donner une messe victorieuse où tous ses chevaliers, entrés dans la citadelle sans se battre, priaient avec ferveur. Trois mois après, alors que nous avions vu les nobles Espagnols s'installer dans la médina, on nous chassa. Le départ, la conversion ou la mort. Nous respections les chrétiens. Il y avait des pactes, des accords. Disparus en une nuit.
Je ne reverrai sans doute jamais l'endroit où j'ai grandi. Je pourrais vous haïr pour cela, toi et ta croix. J'en aurais le droit. Mon père est mort dans les souffrances du voyage. Ma mère est enterrée à deux parasanges d'ici. Le sultan Bayazid nous a accueillis, dans cette capitale conquise aux Romains. C'est justice. Œil pour œil, ville pour ville. Tu ne trembles plus. Je te caresse doucement et tu restes de glace, froid comme un fleuve. Mon histoire te déplaît ? Je doute que tu m'écoutes vraiment. Tu dois comprendre des mots, des bribes, des morceaux de phrases. Cela t'étonne que je parle castillan. Nombre de choses t'étonneraient encore si tu avais vu Grenade.
Je n'ai pas d'amertume. Un pâle soleil d'hiver éclaire aujourd'hui l'Andalousie. Les choses passent.