Le sculpteur n'a jamais rien vu de semblable.
Dix-huit piliers des plus beaux marbres, des dalles de serpentine et des placages de porphyre, quatre arcs en plein cintre qui portent un dôme vertigineux. Mesihi le conduit à l'étage, sur la galerie d'où l'on domine la salle de prière. Michelangelo n'a d'yeux que pour la coupole, et surtout, pour les fenêtres par lesquelles s'introduit, en force, un soleil découpé en carrés, une lumière joyeuse qui dessine des icônes sans images sur les parements.
Une telle impression de légèreté malgré la masse, un tel contraste entre l'austérité extérieure et l'élévation, la lévitation, presque, de l'espace intérieur, l'équilibre des proportions dans la simplicité magique du plan carré où s'inscrit parfaitement le cercle du dôme, le sculpteur en a presque les larmes aux yeux. Si seulement Giuliano da Sangallo son maître était là. Le vieil architecte florentin se mettrait sans doute immédiatement à dessiner, à relever des détails, à tracer des élévations.
En dessous de lui, dans le chœur, les fidèles se prosternent sur les innombrables tapis : Ils s'agenouillent, posent le front à terre, puis se relèvent, regardent leurs mains tendues devant eux comme s'ils tenaient un livre, avant de les porter à leurs oreilles pour mieux entendre une clameur silencieuse, et s'agenouillent à nouveau. Ils marmonnent, psalmodient, et le bruissement de toutes ces paroles inaudibles bourdonne et se mêle à la lumière pure, sans images pieuses, sans sculptures qui détournent de Dieu le regard ; seules quelques arabesques, des serpents d'encre noire, semblent flotter dans l'air.
Etres étranges que ces mahométans.
Etres étranges que ces mahométans et leur cathédrale si austère, sans même une image de leur Prophète. Par l'intermédiaire de Manuel, Mesihi explique à Michel-Ange que les enduits de plâtre blanc dissimulent les mosaïques et les fresques chrétiennes qui recouvraient autrefois les murs. Les calligraphies sont nos images, maître, celles de notre foi. Manuel déchiffre pour l'artiste les écritures barbares : Il n'y a de dieu que Dieu, Mohammad est le prophète de Dieu.
— Mohammad est ici celui que vous appelez Maometto, maître.
Celui que Dante envoie au cinquième cercle de l'Enfer, pense Michel-Ange avant de reprendre sa contemplation du bâtiment.
Constantinople, 19 mai 1506
A Buonarroto di Lodovico di Buonarrota Simoni in Firenze
Buonarroto, j'ai reçu aujourd'hui 19 mai une lettre de toi dans laquelle tu me recommandes Piero Aldobrandini et m'enjoins de faire ce qu'il me demande. Sache qu'il m'écrit jusqu'ici pour que je lui fasse fabriquer une lame de dague, et que j'y mette du mien pour qu'elle soit merveilleuse. J'ignore comment je pourrais le servir vite et bien : d'abord parce que ce n'est point ma profession, et ensuite car je n'ai pas de temps à y consacrer. Cependant je m'ingénierai pour qu'il soit satisfait, d'une manière ou d'une autre.
Pour vos affaires, et particulièrement celles de Giovan Simone, j'ai tout compris. J'aimerais qu'il s'installe dans ta boutique, car je souhaite l'aider autant que vous autres ; et si Dieu m'accorde son secours, comme toujours jusqu'à présent, j'espère avoir assez vite terminé ce que je dois réaliser ici, puis je rentrerai et j'accomplirai ce que je vous ai promis. Pour l'argent dont tu me dis que Giovan Simone veut l'investir dans un négoce, il me semble que tu devrais l'inciter à attendre mon retour, et nous réglerions tout d'un coup. Je sais que tu me comprends, et cela me suffit. Dis-lui de ma part que s'il voulait tout de même la somme dont tu me parles, il faudrait la prendre du compte Santa Maria Maggiore. D'ici je n'ai encore rien à vous envoyer, parce que je n'ai touché que peu d'argent sur mon travail, qui est encore chose douteuse, et qui pourrait provoquer ma ruine. Pour cela je vous demande d'être patients quelque temps, jusqu'à mon retour.
Quant au désir de Giovan Simone de me rejoindre, je ne le conseille pas pour le moment, car je réside ici dans une méchante chambre et je n'aurais point la possibilité de le recevoir comme il le faudrait. S'il insiste dis-lui qu'on ne peut pas venir jusqu'ici en une journée de cheval !
Rien de plus.
Priez Dieu pour moi et pour que tout aille bien.
19 mai : bougies, lampe, deux petites pièces ; brouet (herbes, épices, pain, huile) autant ; poissons en friture, deux pigeons, un ducat et demi ; service, une petite pièce ; couverture de laine, un ducat.
Eau fraîche et claire.
Un luth, une mandore et une viole que Michel-Ange ne sait pas appeler oud, saz, et kaman, accompagnés d'un tambour de basque animé par les doigts tantôt caressants, tantôt violents d'une jeune femme habillée en homme, dont les bracelets de métal tintent en rythme, ajoutent de temps en temps une percussion métallique au concert et distraient un peu l'artiste florentin de cette musique à la fois sauvage et mélancolique : c'est avec cet accompagnement que la jeune femme — ou le jeune homme, on ne saurait jurer de son sexe, pantalon bouffant et ample chemise — chante des poèmes auxquels Michelangelo ne comprend rien. Entre deux couplets, pendant que le petit orchestre s'en donne à cœur joie, elle, ou il, danse ; une danse élégante, toute en retenue, où le corps tourne, évolue autour d'un axe fixe, sans que les pieds, presque, ne se déplacent. Une ondulation lente de cordage lâché manipulé par le vent. Si c'est un corps de femme, il est parfait ; si c'est un corps d'homme, Michel-Ange donnerait cher pour voir saillir les muscles de ses cuisses et de ses mollets, son ossature se mouvoir, ses épaules animer ses biceps et ses pectoraux. Par instants, le pantalon bouffant laisse entrevoir une cheville fine mais puissante, tordue par l'effort ; la chemise, qui s'arrête au-dessous du coude, avant les bracelets, dévoile en rythme les saillies des muscles de l'avant-bras, que le sculpteur chérit comme la plus belle partie du corps, celle à laquelle on peut le plus facilement imprimer mouvement, expression, volonté.
Petit à petit, assis en tailleur sur ses coussins, Michel-Ange se sent envahi par l'émotion. Ses oreilles en oublient la musique, alors que c'est peut-être la musique elle-même qui le plonge dans cet état, lui fait vibrer les yeux et les emplit de larmes qui ne couleront pas ; comme dans l'après-midi à Sainte-Sophie, comme chaque fois qu'il touche la Beauté, ou l'approche, l'artiste frémit de bonheur et de douleur mêlés.
Mesihi, à ses côtés, l'observe ; il le voit pris par ce plaisir du corps et de l'âme ensemble que seul l'Art, ou peut-être l'opium et le vin, peut offrir, et il sourit, content de découvrir que l'hôte étranger s'émeut au rythme des bijoux androgynes qu'il ne quitte pas du regard.
Après la visite de la basilique, Michel-Ange a souhaité se reposer un peu, non sans avoir donné auparavant un premier ordre à son équipe, que Manuel s'est empressé de transmettre : Il me faut absolument des plans et relevés de Sainte-Sophie, coupes et élévations. Rien de plus facile, lui a-t-on assuré, mais pour quoi faire ? Le sculpteur est resté évasif. Puis il s'est retiré dans la sobriété de sa chambre, absorbé par le papier et la plume jusqu'à ce que les voix toujours surprenantes de ces cloches humaines au haut des minarets lui confirment, avec l'ombre s'allongeant sur sa page, que le soleil venait de se coucher. Il avait écrit deux lettres, l'une à son frère Buonarroto à Florence, pour donner des instructions au sujet de son frère cadet Giovan Simone, et l'autre à Giuliano da Sangallo à Rome, courrier qu'il confiera le lendemain au marchand Maringhi. Il les avait à peine pliées que Manuel a frappé à sa porte, pour lui annoncer la visite de Mesihi de Pristina, qui souhaitait le convier à une soirée ; ensuite, on boirait et on souperait, si le cœur lui en disait. Michel-Ange a hésité, mais la douce insistance de l'interprète et du poète ainsi que la présence possible du grand vizir Ali Pacha en personne l'ont décidé.