Il s'est donc laissé conduire, à pied à travers les rues tièdes de la ville. Les boutiques fermaient, les artisans cessaient le travail ; les parfums des roses et du jasmin, décuplés par le soir, se mêlaient à l'air marin et aux effluves moins poétiques de la. Cité. Le sculpteur, encore ébloui par sa visite de l'après-midi, était étonnamment bavard. Il a expliqué à Mesihi à quel point Constantinople lui rappelait Venise, qu'il avait visitée dix ans auparavant ; il y avait quelque chose de Sainte-Sophie dans la basilique Saint-Marc, quelque chose qui s'y exprimait de façon brouillonne, étouffée par les piliers, quelque chose que l'artiste ne savait pas réellement décrire, peut-être juste l'illusion du souvenir. Mesihi l'a interrogé sur Rome, sur Florence, sur les poètes et les artistes ; Michel-Ange a parlé de Dante et de Pétrarque, génies indépassables dont ni Manuel ni Mesihi n'avaient jamais entendu le nom de Laurent le Magnifique, regretté patron des Arts qui avait transformé Florence. La conversation est passée à Léonard de Vinci, seul personnage que Manuel et Mesihi pouvaient citer ; Michel-Ange a essayé de leur expliquer que le vieil homme était détestable, prêt à se vendre à toutes les bourses, à aider toutes les armées en guerre, avec des idées d'un autre temps sur l'Art et la nature des choses. Mesihi a raconté comment, au début de son règne, le sultan Bayazid avait été en guerre avec le pape, à cause de son frère Djem, rival renégat, qui s'était réfugié en Italie, à Rome d'abord, puis auprès du roi de Naples ; comment cette guerre avait été suivie d'une autre, avec la république de Venise. L'Empire n'était en paix avec les puissances d'Italie que depuis quelques années.
Ils sont parvenus à une porte ferrée au milieu de hauts murs sans fenêtres, porte dans laquelle s'est ouvert bien vite un judas. Un serviteur les a introduits dans une cour fleurie, éclairée de flambeaux. Dans une pièce au plafond de bois qui donnait sur ce patio on avait installé des coussins et des tapis. On leur a servi des boissons parfumées et des fruits rafraîchis. Puis d'autres convives sont arrivés ; parmi eux le vizir Ali Pacha et son inséparable page génois, ils ont salué Michel-Ange avec une distance que l'artiste a jugée humiliante, le concert a commencé, le sculpteur s'est ému, et à présent il hésite à applaudir la danseuse ou le danseur qui vient d'achever son extraordinaire parade. Mais il se retient, voyant que l'assistance se contente de reprendre ses bavardages sans autre marque d'admiration. Mesihi se retourne vers lui, et lui demande en souriant, dans son franc étrange, si le spectacle est à son goût. Le Florentin acquiesce avec passion, lui qui n'a jamais été intéressé par la musique, sans doute car la musique, chez lui, n'est qu'une triste activité de moine et la danse, un travail de montreur d'ours ou de noceurs paysans.
Incapable de suivre les débats en turc, Michel-Ange, encore frémissant d'émotion, poursuit sa contemplation du danseur (il est de plus en plus persuadé qu'il s'agit d'un homme et non pas d'une femme) qui s'est assis en tailleur, parmi les musiciens, à quelques pas. Il ne détourne le regard, gêné, que lorsque cette beauté esquisse un sourire vers lui. Heureusement il n'a pas besoin de cacher son trouble. Mesihi s'est levé, dans les murmures des spectateurs. Debout, il commence à réciter des vers : une mélodie harmonieuse, rythmée, dont Michel-Ange ne comprend que les assonances. Le luth accompagne par moments le poète ; parfois le public ponctue les fins de vers de ah au h interminable, de soupirs, de murmures admiratifs.
Quand Mesihi se rassoit, Manuel essaie en vain de traduire ce que l'on vient d'entendre ; Michelangelo saisit juste qu'il était question d'amour, d'ivresse et de cruauté.
Dans la solitude désemparée de celui qui ignore tout de la langue, des codes, des usages de la réunion à laquelle il prend part, Michel-Ange se sent vide, objet d'attentions qu'il ne saisit pas. Mesihi s'est assis de nouveau à ses côtés ; Ali Pacha a provoqué la joie bruyante de l'assemblée en prononçant, presque en chantant, ces paroles mystérieuses, Sâqi biyâ bar khiz o mey biyâr, aussitôt suivies d'effet : un serviteur a distribué des coupes bleutées, Manuel a expliqué l'évidence, Viens échanson, lève-toi et apporte le vin, et d'un pas magique, d'un geste où le lourd vase de cuivre ne pesait en rien, le danseur ou la danseuse si léger, si légère, a rempli les verres l'un après l'autre, en commençant par celui du vizir. Michel-Ange le génie a frissonné quand les étoffes lâches, les muscles tendus se sont approchés si près, et, lui qui ne boit jamais, il porte maintenant la coupe à ses lèvres, en signe de gratitude envers ses hôtes et en hommage à la beauté de celui ou celle qui lui a servi le vin épais et épicé. Cyprès lorsqu'il est debout, c'est un saule quand, penché sur le buveur, l'échanson incline le récipient d'où jaillit le liquide noir aux reflets rouges dans la lueur des lampes, des saphirs qui jouent aux rubis.
Les commensaux ont formé un cercle, les musiciens se tiennent à l'écart. Le danseur, la danseuse s'assoit pour redevenir chanteur ou chanteuse le temps que les verres soient vidés. Fasciné par la voix puissante qui s'envole si facilement dans les aigus, Michel-Ange n'écoute pas l'explication du traducteur, qui s'échine à commenter le chant. Cette deuxième ivresse, celle de la douceur des traits, des dents d'ivoire entre les lèvres de corail, de l'expression des mains fragiles posées sur les genoux, est plus forte que le vin capiteux qu'il engloutit pourtant à pleines gorgées, dans l'espoir qu'on le resserve, dans l'espoir que cette créature si parfaite s'approche de lui à nouveau.
Ce qui se produit, et se reproduit entre chanson et chanson des heures durant jusqu'à ce que, vaincu par tant de plaisirs et de vin, le sobre Michelangelo s'assoupisse au creux des coussins, comme un enfant trop bien bercé.
A maestro Giuliano da Sangallo, architetto del papa in Roma
Giuliano, j'ai compris par une de vos lettres que le pape a eu en mauvaise part mon absence et que Sa Sainteté est prête à déposer les fonds et faire tout ce dont nous étions convenus, qu'il souhaite mon retour et désire que je ne doute de rien.
En ce qui concerne mon départ de Rome, la vérité est que j'ai entendu le pape dire, le Samedi saint, à table, parlant avec un joaillier et le maître de cérémonie, qu'il ne voulait plus dépenser un sou en pierres, grosses ou petites : ce qui m'étonna fort. Avant de le quitter, je lui demandai ce dont j'avais besoin pour poursuivre mon ouvrage. Sa Sainteté me répondit que je revienne le lundi : j'y retournai le lundi et le mardi et le mercredi et le jeudi, en vain. Enfin, le vendredi matin, je fus éconduit, c'est-à-dire plutôt chassé, et celui qui me jeta dehors disait qu'il me reconnaissait, mais qu'il en avait reçu l'ordre.
Alors, puisque j'avais ouï le samedi les paroles susdites, en voyant l'effet, je conçus un grand désespoir. Mais ceci ne fut pas la seule cause de mon départ, il y a aussi une autre affaire, que je ne veux pas écrire ici ; il suffit d'expliquer que, si j'étais resté à Rome, on aurait érigé mon tombeau avant celui du pape. C'est la raison de ce mouvement subit.
Vous m'écrivez à présent de la part du pape, et vous lui lirez sans doute ces mots : que Sa Sainteté sache que je suis plus que jamais disposé à achever l'œuvre. Voilà près de cinq ans que nous sommes d'accord sur la sépulture, elle sera à Saint-Pierre et aussi belle que je l'ai promis : je suis certain que, si elle se fait, il n'y aura rien de pareil dans le monde.