Un pont gigantesque entre deux forteresses. Un pont fortifié.
Michel-Ange sait que c'est en dessinant que les idées viennent ; il trace inlassablement des formes, des arcs, des piles.
L'espace entre les remparts et la rive est court.
Il pense au vieux pont médiéval de Florence, cette grenouille surmontée de créneaux et peuplée de boucheries à l'odeur de cadavre, étroite, ramassée sur elle-même, qui ne donne à voir ni la majesté du fleuve ni la grandeur de la ville. Il se souvient du sang qui coule dans l'Arno par des rigoles au moment de l'abattage des bêtes ; il a toujours eu ce pont en horreur.
L'ampleur de la tâche l'effraie.
Le dessin de Vinci l'obsède. Il est vertigineux, et pourtant erroné. Vide. Sans vie. Sans idéal. Décidément Vinci se prend pour Archimède et oublie la beauté. La beauté vient de l'abandon du refuge des formes anciennes pour l'incertitude du présent. Michel-Ange n'est pas ingénieur. C'est un sculpteur. On l'a fait venir pour qu'une forme naisse de la matière, se dessine, soit révélée.
Pour le moment, la matière de la ville lui est si obscure qu'il ne sait avec quel outil l'attaquer.
Michel-Ange a introduit un nouveau rituel dans sa vie à demi oisive, en plus de la promenade quotidienne avec Mesihi. Il demande à Manuel de lui faire la lecture. Chaque jour après midi le drogman le rejoint et lui traduit à vue des poèmes, des contes turcs ou persans, des traités grecs ou latins qu’ils sont allés ensemble choisir dans la belle bibliothèque toute neuve que, privilège de roi, Bayazid a ouvert à l'artiste.
Décidément ces Ottomans sont les maîtres de la lumière. La bibliothèque de Bayazid, comme sa mosquée, sur une hauteur, est baignée d'un soleil omniprésent mais discret, dont jamais les rayons ne tombent directement sur les lecteurs. Il faut toute l'attention d'un Michel-Ange pour découvrir, dans le jeu savant de la position et de l'orientation des ouvertures, le secret de l'harmonie miraculeuse de cet espace simple dont la majesté, au lieu d'écraser le visiteur, met celui-ci au centre du dispositif, le flatte, l'exalte et le rassure.
La curiosité de Michel-Ange est sans limites. Tout l'intéresse.
Il choisit des manuscrits inconnus, des récits dont il ignore tout ; il fait lire à Manuel Le Banquet, et s'amuse des jeux de Socrate, de ses sandales pour ne pas se salir les pieds, car il s'est fais beau pour aller boire chez Agathon ; les traités savants l'intéressent surtout pour les histoires qu'ils recèlent.
Par exemple, des Eléments de Vitruve, seul traité d'architecture antique connu, Michel-Ange retiendra bien plus l'anecdote de Dinocrate que les considérations sur les proportions des temples ou l'organisation urbaine. Dinocrate, comptant sur son expérience et son habileté, partit un jour de Macédoine pour se rendre à l'armée d'Alexandre, qui était alors maître du monde, et dont il désirait se faire connaître. En quittant son pays, il avait emporté des lettres de recommandation de ses parents et de ses amis pour les personnages les plus distingués de la cour, afin d'avoir un accès plus facile auprès du roi. Ayant été reçu par eux avec bienveillance, il les pria de le présenter au plus tôt à Alexandre. Promesse lui en fut faite ; mais l'exécution se faisait attendre : il fallait trouver une occasion favorable. Pensant qu'ils se moquaient de lui, Dinocrate n'eut plus recours qu'à lui-même. Sa taille était haute, son visage agréable. Chez lui la beauté s'unissait à une grande dignité. Ces présents de la nature le remplissent de confiance. Il dépose ses vêtements dans son hôtellerie, se frotte le corps d'huile, se couronne d'une branche de peuplier, puis, se couvrant l'épaule gauche d'une peau de lion et armant sa main droite d'une massue, il se dirige vers le tribunal où le roi rendait la justice. La nouveauté de ce spectacle attire l'attention de la foule. Alexandre aperçoit Dinocrate, et, frappé d'étonnement, ordonne qu'on le laisse approcher, et lui demande qui il est. “Je suis l'architecte Dinocrate, répondit-il ; là Macédoine est ma patrie. Les modèles et les plans que je présente à Alexandre sont dignes de sa grandeur. J'ai donné au mont Athos la forme d'un homme qui, dans la main gauche, tient l'enceinte d'une cité, et dans la droiteune coupe où viennent se verser les eaux de tous les fleuves qui sortent de la montagne, pour de là se répandre dans la mer.”
Allongé sur son lit de bois, Michel-Ange écoute avec passion la voix hésitante de Manuel. Ce Dinocrate est ingénieux.
Depuis la nuit des temps il faut s'humilier devant les Césars.
Il s'imagine face à Jules II, revêtu d'une peau de bête, un casse-tête à la main et ne peut s'empêcher d'éclater de rire.
20 mai : poivre en grains, bâtons de cannelle, muscade, camphre, piments séchés, pistils de safran, herbe du Turc, aigremoine, cinnamome, cumin, amandes d'eucalyptus, euphorbe et mandragore d'Orient, le tout quatre bonnes onces pour deux aspres seulement, il y aurait fortune à faire avec ce commerce.
Michel-Ange a passé la journée à arpenter la ville et ses bazars en compagnie de Mesihi le poète. Le sculpteur est surpris de s'entendre aussi bien avec un infidèle. Leur amitié est aussi puissante que discrète.
Mesihi a entraîné Michel-Ange loin vers le sud, au-delà des murailles de Byzance, dans un étrange marché en plein air, le marché du vivant, des hommes et des animaux. Michel-Ange a observé avec frayeur les corps élancés des esclaves noirs venus d'Abyssinie, les femmes blanches enlevées dans le Caucase ou en Bulgarie, les caravanes de malheureux liés les uns aux autres qui attendent un sort meilleur dans la demeure d'un riche Stambouliote ou sur un chantier de construction. Il a vite détourné le regard devant la misère de ses coreligionnaires.
Les bêtes étaient encore plus impressionnantes.
Il y avait là toute la création, ou presque. Des bœufs, des moutons, des chevaux dorés, des alezans, des coursiers arabes d'un noir de nuit, des dromadaires à poil court, des chameaux à longue robe de laine, et, dans un recoin, les mammifères les plus rares, venus de l'Inde lointaine à travers la Perse.
Mesihi s'amusait grandement de la stupéfaction du Florentin.
Deux petits éléphants donnaient de la trompe contre leur mère.
Michelangelo a souhaité s'approcher et les caresser.
— On dit que cela porte chance, Mesihi.
Le poète a beaucoup ri en voyant l'artiste aller jusqu'à marcher dans la boue pour toucher du bout des doigts la peau rugueuse des énormes bestioles.
— Vous en voulez un ?
Le Florentin a imaginé un instant la tête de Maringhi le pingre s'il découvrait un éléphant dans sa cour, en train de se laver dans son bassin. Perspective tout à fait plaisante.
— Je m'en voudrais d'infliger à ce somptueux animal la pauvre pitance que l'on sert chez mon hôte, Mesihi.
— C'est très juste, maestro. Regardez, j'ai trouvé ce qui vous conviendrait mieux.
Dans une haute cage de métal, un minuscule singe couleur fauve, la main à la bouche, observait avec méfiance le poète. A la vue de Michel-Ange, il s'est mis à exécuter une petite danse, s'est suspendu par la queue aux barreaux, avant de retomber gracieusement sur le sol et de saluer, comme un artiste après un numéro.
Michel-Ange a applaudi en riant.
— Il sait reconnaître un public favorable, on dirait, a dit Mesihi goguenard.