— Vous avez raison. Qui plus est, sa barbiche lui donne un air tout à fait sérieux. C'est un singe noble, digne d'un haut personnage.
— Alors je vous l'offre. Il vous tiendra compagnie pendant que vous travaillez.
Michel-Ange n'a pas cru la proposition sérieuse et n'a donc pas protesté ; lorsqu'il s'est retrouvé la cage à la main, il était trop tard.
— C'est trop gentil, vous n'auriez pas dû. Sa compagnie me rappellera la vôtre, a-t-il ajouté d'un air mielleux.
Mesihi, décontenancé quelques secondes, a éclaté d'un grand rire sonore en voyant le sourire perfide sur la bouche de l'artiste.
A présent l'animal gambade joyeusement dans la chambre, saute sur le lit, sur la table, s'accroche à la porte ouverte de son logis, attrape une graine, vient déranger Michel-Ange dans ses annotations.
Cette énergie l'enchante.
Il regarde longtemps le singe comme un enfant observe un mobile imprévisible, avant de se replonger dans ses innombrables croquis de ponts.
C'est à première vue un tout autre art que celui de Mesihi, celui de la hauteur de la lettre, de l'épaisseur du trait qui donne le mouvement, de l'agencement des consonnes, des espaces s'étendant au gré des sons. Accroché à son calame, le poète calligraphe offre un visage aux mots, aux phrases, aux vers ou aux versets. On sait qu'il dessinait aussi des miniatures, mais aucune de ces images ne semble avoir survécu, à moins que l'une d'elles ne dorme encore dans un manuscrit oublié. De scènes de beuveries, des visages, des jardins où s'étendent les amants et des animaux fantastiques qui les survolent, illustrations de grands poèmes mystiques ou de romans courtois : peintre anonyme, Mesihi ne signe que ses vers, qui sont peu nombreux ; il préfère les plaisirs, le vin, l'opium, la chair, à l'austère tentation de la postérité. On le retrouve souvent ivre, adossé au mur de la taverne, à l'aube ; on le secoue et il lui faut alors suer longtemps dans le bain de vapeur, en se massant les tempes, pour réintégrer son corps. Mesihi aima des hommes et des femmes, des femmes et des hommes, chanta les louanges de son patron et les délices du printemps, tous deux à la fois doux et désespérants ; pas plus que Michel-Ange, il ne connut la paternité, ni même le mariage ; contrairement à Michel-Ange, il ne trouvait aucune consolation dans la foi, même s'il appréciait le calme aquatique de la cour des mosquées et le chant fraternel du muezzin au haut du minaret. Surtout il aimait la ville, les antres bruyants où buvaient les janissaires, l'activité du port, l'accent des étrangers.
Et, plus que tout, le dessin, la blessure noire de l'encre, cette caresse crissant sur le grain du papier.
Ton ivresse m'est si douce qu'elle me grise.
Tu souffles doucement. Tu es en vie. J'aimerais passer de ton côté du monde, voir dans tes songes. Rêves-tu d'un amour blanc, fragile, là-bas, si loin ? D'une enfance, d'un palais perdu ? Je sais que je n'y ai pas ma place. Qu'aucun de nous n'y aura sa place. Tu es fermé comme un coquillage. Il te serait pourtant facile de t'ouvrir, une fente minuscule où s'engouffrerait la vie. Je devine ton destin. Tu resteras dans la lumière, on te célébrera, tu seras riche. Ton nom immense comme une forteresse nous dissimulera de son ombre. On oubliera ce que tu as vu ici. Ces instants disparaîtront. Toi-même tu oublieras ma voix, le corps que tu as désiré, tes tremblements, tes hésitations. Je voudrai tant que tu en conserves quelque chose. Que tu emportes une partie de moi. Que se transmette mon pays lointain. Non pas un vague souvenir, une image, mais l'énergie d'une étoile, sa vibration dans le noir. Une vérité. Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l'amour ; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s'accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d'éléphants et d'êtres merveilleux ; en leur racontant le bonheur qu'il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l'amour, l'amour, cette promesse d'oubli et de satiété. Parle-leur de tout cela, et ils t'aimeront ; ils feront de toi l'égal d'un dieu. Mais toi tu sauras, puisque tu es ici tout contre moi, toi le Franc malodorant que le hasard a amené sous mes mains, tu sauras que tout cela n'est qu'un voile parfumé cachant l'éternelle douleur de la nuit.
22 mai : cipolin, ophite, sérancolin, serpentin, canelle, dauphin, porphyre, brocatin, obsidien, cinatique. Que de noms, de couleurs, de matières, alors que le plus beau, le seul qui vaille, est blanc, blanc, blanc, sans veines, rainures ni colorations.
Le marbre lui manque.
Sa douceur dans la dureté. La force délicate qu'il faut pour le travailler, le temps que l'on met à le polir.
Michel-Ange referme en hâte son carnet quand Manuel entre dans sa chambre sans frapper.
— Maestro, excusez-moi, mais nous étions préoccupés.
Michelangelo pose sa plume.
— Pourquoi Manuel ? Qu'est-ce qui t'inquiète donc tant que ça ?
Manuel a soudain l'air embarrassé. Décidément ce Florentin est mystérieux.
— Mais maestro votre lampe a brûlé toute la nuit, et vous n'avez rien mangé depuis hier matin.
Le singe semble écouter attentivement la conversation depuis son perchoir.
Le sculpteur soupire.
— C'est juste, tu as raison. Maintenant que tu me le dis, je crois que j'ai faim.
Le jeune Grec semble tout à coup rassuré.
— Je peux vous faire monter un repas, si vous le souhaitez.
— C'est bien aimable, Manuel.
Avant de sortir, encore sur le seuil, le drogman a une hésitation.
— Puis-je vous poser une question, maître ?
— Mais bien sûr.
— Qu'avez-vous fait toute la nuit à la lueur de la bougie ? Avez-vous travaillé au pont ?
Michel-Ange sourit de la curiosité naïve du traducteur.
— Non, au risque de te décevoir, non. Je me suis attelé à une tâche bien plus ardue, mon ami. Un vrai défi.
L'artiste sent que la réponse ne satisfait pas entièrement son interlocuteur, qui reste immobile, la main sur la porte.
— J'ai dessiné un éléphant, ajoute-t-il.
Devinant qu'il n'en apprendra pas plus, Manuel abasourdi quitte la pièce pour se rendre aux cuisines.
Avant-hier singes et éléphants, aujourd'hui fer, argent, laiton. Dans la chaleur éblouissante de la forge, Mesihi montre à Michel-Ange le travail des artisans du sultan. L'équilibre le plus parfait entre dureté et ductilité, voilà ce qui confère à une dague ou un sabre sa résistance et son tranchant.
C'est un privilège rare qu'a obtenu Mesihi auprès d'Ali Pacha pour le Florentin. Les arsenaux et leurs techniques sont gardés plus jalousement encore que le harem. Un peu à l'écart de la ville, pour éviter les risques d'incendie, on y forge les épées, les armures, les canons des couleuvrines et des arquebuses. Au cœur de cet arsenal, une petite manufacture réalise les plus belles lames, à l'aide de lingots d'un acier inimitable, importé d'Inde, où les dessins concentriques du damas sont déjà visibles.
Michel-Ange est fasciné par l'activité des forgerons, par la puissance des forgeurs et des manieurs de soufflets. Le chef de l'atelier où Michel-Ange et Mesihi ont affaire est un Syrien, que le sultan a débauché aux mamelouks comme prise de guerre ; il n'a pas l'air d'être incommodé par la chaleur, ni de suer, alors que l'artiste est en nage sous son pourpoint.