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Rrose Ssélavy avait raison: le grand art américain, ce sont les ponts.

Dans le froid si vif des montagnes, dans la chaleur humide des plaines du Sud en été, quand tu t'arrêtes pour faire de l'essence, aller pisser dans des toilettes qui sentent le lysol, faire le plein de coca-cola, tu poses le pied à terre, tu marches sur la lune. You're two thousand light years away from home. Tu passes en ce lieu où jamais sans doute tu ne reviendras (il y a tant et tant de stationsessence… quelle probabilité, même sur un parcours identique, que tu t'arrêtes deux fois en la même…). Tu regardes avec curiosité le caissier qui te rend la monnaie. Quand tu lui parles, ton accent te trahit. Tu n'es pas du coin, pas de ce coin. Il le remarque parfois. Mais ne sait jamais dire de quel coin tu es.

Tant de miles pour quoi? Pour te sentir au monde et hors du monde? En pays familier (tu en parles la langue, tu y résides) et étranger (tu n'es pas née là, tu n'y as de souvenirs que flottants, tu n'y possèdes rien)? Tu t'étonnes et t'émerveilles à voir ce pays démesuré et désert. La fragilité de la présence humaine. Ces shacks sur le bord des routes du Sud, fenêtres et portes défoncées, que la végétation recouvre, enlace de lianes, de lierre, et qui penchent. Du paysage français, il fut dit que d'un clocher on peut toujours apercevoir un autre clocher. Ici, d'un clocher, on aperçoit à la file douze autres ou alors rien, à perte de vue. Il y a des temples baptistes plantés dans des clairières. Et pas même un silo à l'horizon. Ou encore, une route où se succèdent station-essence, temple, motel, temple, station-essence, temple, temple, baptiste, pentecôtiste, exxon, adventiste, best western, baptiste, sunoco. Un mont-de-piété pour la variété. Un salon de tatouage pour la cruauté. Sur cinquante miles. Au soixante-sixième temple baptiste, tu décides de prendre la première route à droite. En une minute, il n'y a plus rien que la pinède, les champs de maïs, de coton, la broussaille indistincte, une luxuriance de marécage.

Le paysage fait pour toi l'étrangeté. Non qu'il soit exotique. Rien de vraiment inconnu. Tout cela vu et revu, en cinémascope, en vrai. Sauf qu'il est aux antipodes structurels des paysages qui ont formé ton regard. Sauf que c'est un paysage que tu ne sais pas photographier. Seul le cadre du pare-brise de tes voitures l'apprivoise assez pour que tu puisses en prendre la mesure. (D'ailleurs, c'est ainsi que tu prends tes photos là-bas: à bout de bras, au vol, par la fenêtre abaissée de la portière droite ou encore, à la dérobée, sans quitter des yeux la route, droit devant à travers le pare-brise… parfois, l'appareil pointé sur le rétroviseur extérieur…) Et de même que tu garderas toujours cette trace d'accent qui, au fin fond de la Virginie, du Michigan ou d'ailleurs trahira ton étrangeté, toujours ce paysage échappera à ta prise: il excède le cadre de tes représentations, il les déborde. Qu'il ait été filmé jusqu'à aveugler le monde entier, que les images en aient bavé, saigné (comme on dit d'une couleur mal fixée qu'elle déteint, bleed) sur la planète entière au point de susciter parkings, centres commerciaux, lotissements de maisons individuelles en toutes banlieues n'y changera rien. Ton regard, comme ta langue, comme ta culture ont été formés dans les villes d'Europe, dans ses campagnes et ses montagnes. Le Nouveau Monde est le seul vraiment dépaysant, le seul à rebours de l'Ancien – monde plein, celui des paysanneries acharnées à la culture des paysages jusqu'à leur humanisation sans reste. Nouveau Monde, territoire désoccupé, où Chateaubriand avait cru voir des rivages sans habitants regarder des mers sans vaisseaux, et dont les hôtes, pour conjurer l'angoisse de ces espaces infinis qu'ils ne suffisent pas à peupler, s'efforcent aux banlieues tentaculaires, aux métropoles hallucinées, aux shopping malls déroulés sur des hectares, à l'emprise par béton, parkings, rampes, échangeurs, asphalte. Gâcher l'espace comme on gâche le plâtre, vite, car sa prise, imminente, menace. Les traces, les marques s'effacent, s'effondrent, se font fantomatiques. Pour n'avoir pas cultivé le paysage qu'elles sont impuissantes à posséder. L'Amérique, ou le milieu de nulle part… Voilà peut-être la source de cette exaltation qui s'empare de toi dès que tu y poses le pied: au milieu de nulle part qui es-tu? Ici, tu es toi; là, une autre; nulle part, personne.

Quoi d'exaltant à cette disparition des marques, à cette fantomatisation nomade ordinaire? Et quel rapport avec le sujet censé présider à ces récits?

Tu t'étais assise à ton ordinateur, tu avais lancé le programme de traitement de texte, branché le casque sur le panneau arrière, dans la prise mini-jack, juste à côté des deux ports USB, double-cliqué sur le logiciel de lecture des fichiers musicaux. L'horloge indiquait dans la barre de menus, en haut à droite de l'écran: Tue 3: 07: 01 A .M. Tu ne savais à quelle femme penser. Tu t'étais dit qu'il suffisait d'embrayer sur n'importe quoi, ce qui te passait à l'esprit. Ce qui te passait à l'esprit, c'est ce qui passait par le fil te reliant à la machine. Petite musique de route. Tu t'es embarquée dessus. Ce qui aurait dû n'être qu'amorce, mise en jambes, est devenu digression, et de digression en frappe au kilomètre (car quelle route à travers ces nuits présente la moindre évidence, la moindre nécessité? quelle route trace-t-on au milieu de nulle part, de nulle heure?) a suivi son cours jusqu'au terme de la durée impartie.

Mais quel rapport avec le sujet censé présider à ces récits? Et la figure du désir?

La figure, c'est la même et c'est une autre. Figure précisément, et par définition…

Celle de la Grand Am de Pontiac, cette grand-dame ou âme américaine que tu ne cesses de désirer, objet de tes désirs les plus constants, souveraine de tes nuits, nuits sans nuits, nuits lumineuses comme autant de jours, transport incomparable, et que jamais tu ne possèdes, pas plus que le monde qu'elle te permet d'effleurer, de traverser, étrange et si familier.

Aurais-tu pu concerter plus belle allégorie, figure plus sublime du désir?

[Nuit 11]

K*

Tu aimais le nom par lequel elle t'appelait: kiddo. Elle prenait un plaisir étrange, et qui peut-être la rassurait, à accentuer entre vous la différence des générations, ta jeunesse de chien fou et sa maturité de femme qui a vécu, qui sait ce qui est sage et ce qui ne l'est pas – toi, par exemple, et le désir qu'elle éprouvait de toi.