Tu n'avais pas senti s'opérer le glissement entre vous de l'amitié, déjà ancienne, à l'attraction, cette folie contre laquelle elle lutta, à laquelle elle ne cessa d'opposer obstacles, limites, garde-fous.
Un soir d'automne qu'elle te raccompagnait en voiture chez toi, elle demeura penchée quelque temps, au moment de vous quitter, sur son volant, sans parler, sans te dire au revoir encore et tu attendais, étonnée, qu'elle te dît son secret que tu n'imaginais pas. Elle ne te le dit pas, mais prolongea au delà de la mesure coutumière le hug par lequel vous preniez d'habitude congé l'une de l'autre. Puis, après vous être désenlacées, et devant ton silence interrogatif, n'ajouta que ceci: it’s ok kiddo.
Tu descendis de la voiture, troublée de cette soudaine révolution de vos sentiments, te demandant plus tard, chez toi, allongée sur le parquet de la grande pièce vide qui te servait de séjour, les mains croisées sous la nuque, si tu n'avais pas rêvé, et comment il était possible que se fussent, dans un soir, convertis six ans d'amitié en un désir que tu n'avais pas vu venir. Sans doute l'amitié s'était-elle au début constituée sur le fond d'un désir léger, d'un désir possible que la sagesse, la complicité, la tendresse s'étaient chargées de réguler, de détourner, de forger en autre chose.
Ce désir t'inquiétait. Comment y répondrais-tu? En étais-tu responsable? L'avais-tu par hasard, sans t'en rendre compte, suscité ou ressuscité? Ne menaçait-il pas l'amitié?
L'ordre de ce qui s'ensuivit est obscur. Il n'y a pas de temps dans ta mémoire, rien que des lieux et entre eux des passages qui ne se découvrent que pour se refermer derrière soi. Et une mémoire météorologique, celle de la lumière qu'il faisait. Lumière inséparable des lieux et du mouvement de ton corps dans l'espace, de la vision des autres corps dans cet espace et cette lumière.
Il y a la lumière halogène qui inonde la surface de ton bureau à l'université, les nuits entières que tu y passes à travailler; celle de l'écran de l'ordinateur, distincte, qui se détache sur un fond d'ombre. Cet écran d'ordinateur que l'émulation client du serveur de courrier électronique transforme en nuit noire sur laquelle courent et se détachent les lettres vertes des messages qu'à contretemps tu composes à l'adresse de K* et qu'elle trouvera au matin sur son écran, quelques portes plus loin. Messages électroniques où tu lui rapportes tes exploits au flipper, aux jeux vidéo dont tu fais le siège à la cafétéria des étudiants trois étages plus bas, tes petites découvertes herméneutiques au hasard de telle lecture, et puis tout ce que l'on n'écrit jamais, car il y a des choses – soi, la lumière, le sens – qui n'ont pas de substance, au mieux un spectre, et que l'on tente de cerner, de capturer par fragments, par réflexion, par incidences, par oblique.
Il y a la lumière glauque et garish de l'écran du jeu vidéo Mortal K. auquel un soir elle vint, obliquement, te regarder jouer, luttant contre son horreur de la violence, même virtuelle, dont tu te délectais, décapitant, explosant, calcinant adversaire après adversaire dans une quête interminable de l'immortalité virtuelle.
Il y a la lumière inouïe d'une fin d'après-midi après un orage qui avait lavé l'air et rendait aux façades, aux arbres, à tous les objets qu'elle baignait, une pureté d'hallucination, intensifiant au regard, jusqu'à la violence, les couleurs, laissant le ciel d'une pâleur exsangue, exprimant du tronc des arbres une noirceur insoutenable. Vous passez la grille d'honneur du campus, K* hésitante encore, reculant le moment de sa réponse à ta prière interrogative - let's take a walk? -, énoncé par lequel vous signifiez depuis le premier jour la résolution de vous livrer au plaisir, au bout d'une promenade qui vous mène, au long de rues commerçantes, du vieux cimetière, à travers le ghetto, jusque chez toi.
Tu t'étais mise, toi aussi, à l'appeler kiddo.
Il est deux heures du matin, et tu t'aperçois que ce projet que tu as fait de recenser ces moments de ta vie selon l'ordre pur du désir est un projet ou insensé, ou ignoble, ou imbécile.
La narration échoue là où tu défailles. Le récit autobiographique est une imposture (- comme si tu ne le savais pas déjà…): tu es infoutue de dévider la bobine inexistante d'un film qui n'a jamais été tourné. Les fragments de moments se superposent et s'annulent. Il n'y a que des effaçures. Dans ta mémoire, tout s'est décomposé et déposé sous la forme d'un spectre, le spectre de qui K* devint pour toi. Pourrais-tu même donner d'elle un portrait cubiste, un portrait allusif, un portrait par fragments? Non, pas même. Indéchiffrable. Quelle machine, quelle fiction te faudrait-il inventer, construire pour parvenir à capturer ne serait-ce qu'une figure abstraite de K*, une figure trouée d'ellipses, et l'énigme que tu deviens dans l'espace et la lumière de sa mémoire?
Il y a plus grave: le désir auquel vous avez cédé a rompu l'amitié – et aujourd'hui, K* te manque. Tout ce qu'elle craignait de toi, du désir et de son danger a eu lieu. Elle n'avait pu se retenir de l'éprouver, d'y céder jusqu'à t'en inspirer et, t'en ayant inspiré, n'avait pas eu le cœur de s'en garder, ni la force de n'y pas succomber, ni la liberté de s'y abandonner tout entière sans réticence. Vous avez quitté le lieu où vous vous étiez connues. Voilà cinq ans que tu ne l'as revue. Vous êtes mortes l'une à l'autre et il te faudrait ressusciter qui tu fus près d'elle, et qui elle fut près de toi.
Tu te débats avec cette mémoire impossible. Tu ne peux pas raconter K*. La tendresse te dévaste. Voilà le fond de ton impuissance: tu as eu pour elle plus que du désir. Et sur ce qui est plus que du désir, tu n'as point moyen d'adopter cette perspective mi-ironique, mi-morale qui te permettrait le récit. Cette perspective distanciée, qui cerne et localise, qui immobilise le souvenir sous la lampe ou sous la langue, et, méthodiquement, comme au scalpel, l'observe et le décrit. Autopsie. Froideur du récit, consonante à la froideur du désir.
Tu ne peux pas raconter K*, et la raison en est visible dans les traces qui restent de vous, dans cette correspondance en partie électronique que tu conserves sur un rayon de ta bibliothèque, cette cendre grise des signaux phosphorescents consumés contre l'écran de nuits anciennes, et que tu as relue comme on égrène une poussière, il y a quelques mois, en quête d'indices sur la genèse, que comme tout le reste tu as oubliée, d'un roman que tu imaginais à cette époque.
Dans cette panique de soudain comprendre, tu as écrit n'importe quoi. K* tient encore à tout ce que tu es aujourd'hui. Il n'y a personne à ressusciter, et c'est parce que la mémoire est encore vive qu'elle résiste à se laisser autopsier et décimer au fil d'un récit.
Tu ne le savais pas alors, t'en tenant au concept confortable d'une amitié qui aurait digressé en désir, tu ne le savais pas encore au moment d'entreprendre la rédaction de cette nuit, mais tu as aimé K*, et j'éprouve soudain avec cinq ans de retard la douleur d'avoir perdu une femme que j'aimais (- que tu aimais?…) sans l'avoir jamais su. Et qui sans doute t'a aimée et ne s'en est pas défendue.