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Ce second souvenir-image est un tableau d'une lumière extraordinairement claire. Elle vient de la droite, entrant par ce qui devait être les grandes baies vitrées d'une salle à manger de l'hôtel, et encore intensifiée par l'étendue de nappes blanches qui recouvrent toutes les tables, sensibles quoique indistinctes dans l'image. Lumière claire, mais tu vois ton corps sous tes yeux comme une étendue sombre (tu devais être habillée de noir et l'autre point de vue, celui qui double la place de ton regard dans ton corps, te laisse percevoir accroché au dossier de la chaise où tu es assise, un blouson de cuir). La petite fille est venue silencieusement, alors que tu conversais, se tenir derrière ta chaise. Et lorsque la conversation avait reflué vers l'autre bord de la table, sentant sa présence, tu t'étais tournée légèrement pour lui faire face. Le dossier de ta chaise vous sépare. Son visage est à la hauteur du tien. Elle a posé son avant-bras ou sa main sur ton épaule, comme pour danser. Le souvenir est de silence et d'immobilité, du poids de ce bras d'enfant sur ton épaule gauche, de ses yeux tristes fixés dans les tiens, et d'une durée infinie. Mais tu sais aussi qu'elle t'a parlé. Tu sais aussi que de derrière ta tête, là où est la table, là d'où vient la lumière, vient aussi une onde mauvaise de chuchotements et de regards que tu ne vois pas mais qui tire sur ton propre regard que tu t'efforces de ne pas détourner de l'enfant qui te parle, si sérieusement, avec une détermination entrecoupée de silences, sans paraître prêter attention à ce que tu ne vois pas, car cela se trouve derrière ta tête, mais qu'elle ne peut manquer d'embrasser, elle, dans son champ de vision.

L'enfant te demande timidement si elle te reverra, si quand tu viendras à Paris elle te verra, si tu y viens souvent, si New York est loin. Un nuage de malfaisance vous enveloppe, qui sature ta perception. Tu dois faire effort sur toi-même pour ne pas détourner ton visage de l'enfant et affronter le regard que tu sens dans ton dos, le faire cesser en dissolvant cet étrange colloque avec l'enfant. Ne pas te retourner. L'entendre, lui répondre, lui prêter l'attention nécessaire, avoir son calme et sa patience.

Quand l'enfant aux yeux tristes aura laissé glisser son bras de ton épaule après t'avoir gravement dit au revoir et s'en sera allée aussi silencieusement qu'elle était venue, tu feras face à nouveau à la tablée. *** avec un petit sourire, une voix mi-sucrée mi-acide, offrit alors à la ronde cette interprétation de la scène dont elle n'avait d'évidence pas perdu une miette et dont elle entendait bien exhiber le sens. Sans aucun doute, disait-elle, tu représentais pour l'enfant, et en raison de l'ambiguïté de ton apparence, cette figure du prince charmant que promettent aux petites filles les contes de fées et qu'à cet âge, inconsciemment, etc. Elle attendait le prince charmant et t'avait prise – erreur grotesque – pour lui. *** avait donc vu très exactement, sous prétexte de Perrault et de Freud – ou plutôt de Walt Disney et de Bettelheim, ces deux faussaires -, ce qu'elle désirait voir. Et tu l'avais vue le voir; tu avais senti son regard baver dans ton dos.

Tu haussas les épaules, te gardant de commenter ses propos. Si par extraordinaire cette histoire était un conte de fées (car il était possible que ***, et non l'enfant, se fût trompée de genre), de cette version s'était éclipsée la marâtre indiscernable de la sorcière, narcisse obscène, jalouse jeteuse de sorts métamorphosant à son image en crapauds tout ce qu'elle embrasse. Et sa pomme empoisonnée à l'arbre d'une connaissance indiscrète, sans règle et falsificatrice.

[Nuit 5]

N*

Trois états constituaient cette année-là l'hypocloud du lycée Henri IV: un petit peuple studieux, un clergé fanatique de militants politiques, une minorité décadente et libertine.

C'était dix ans avant la révolution de 89.

Le peuple studieux siégeait sur l'aile gauche de la classe, la plus proche des fenêtres, juste sous le regard professoral; les libertins sur l'aile droite; le clergé militant, quant à lui, stratégiquement enfoncé, tel un coin, entre ces deux ailes.

Tu n'avais pas la fibre militante, non plus que laborieuse. Pour la première fois de ta vie, tu faisais enfin ce que tu voulais. Fini les dix heures de maths et les neuf heures de physique par semaine que la sagesse de tes parents et leur légitime ambition à ton endroit t'avaient infligées des années durant. Tu ne ferais jamais X ni Centrale ni autre école de ce genre. Tu n'y eusses d'ailleurs certainement pas réussi: il y faut une application masochiste dont tu n'as pas le secret, ou une passion que la machine scolaire est rarement foutue de susciter.

Cultivant depuis toujours le vice de la lecture solitaire, tu n'avais d'yeux que pour ce que l'on n'ose plus appeler les humanités. (Et il est dommage, t'arrive-t-il de penser à présent, que tu n'aies pas rencontré dans tes lectures de livres qui eussent pu t'inspirer alors une passion analogue pour les sciences. Quand tu as jeté un coup d'œil, il y a quelques années, à tes livres de maths de première et terminale avant de les ranger au plus haut de ta bibliothèque nouvellement construite, tu as été saisie de colère à l'endroit des pédants qui avaient eu le front d'infliger à des générations un tel abominable dégueulis. Tu avais oublié que le but de cet enseignement n'a jamais été d'en inculquer le goût aux malheureux mais se résume à faire de la discipline un pur instrument de sélection. Il serait oiseux, dans cette perspective, d'en appeler à l'intelligence, à la curiosité naturelle, d'offrir la moindre aventure, la plus petite échappée de sens. On pourrait, et quel scandale ce serait, se découvrir une passion pour la mathématique; on ne sait où cela pourrait bien mener, et la société tout entière avec. Il t'a fallu atteindre la trentaine et lire l'anglais couramment pour te plonger dans une honnête histoire des mathématiques et enfin en apprendre quelque chose. La littérature, quand bien même hachée menu et grotesquement noyée dans le brouet aseptique des Lacharde et Mignard, surnageait encore par fragments. La culture de ce côté-là, quoiqu'émiettée, réduite, n'était point encore entièrement atténuée et neutralisée. Le vaccin n'était pas parfait. Un paragraphe de Montesquieu, de Stendhal ou de Flaubert, un vers de Baudelaire, d'Aubigné, de Racine, même amputé, défiguré, enrobé de glose fade se pouvait encore montrer virulent sur un terrain favorable. Tu crains bien que les derniers progrès pédagogiques n'aient éliminé les ultimes possibilités d'inoculation accidentelle.)