Mais tu digresses. Oui, tu aurais pu avoir du désir pour les mathématiques mais tu n'en avais que pour les disciplines du sens. Enfin tu te trouvais au lieu béni de leur empire. Libération inouïe. Le libertinage littéraire n'était plus vice caché et cultivé en secret.
Et de même, tes autres penchants trouvaient à s'épancher en ce lieu libéral. Année heureuse de toutes les audaces et de toutes les tentations, de toutes les poursuites, de toutes les aventures.
Tu diras parmi d'autres, une. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Soit. Tu diras quelques autres aussi, un autre jour, bientôt. Elles ont le charme des romans d'éducation. Ne te paraît-il pas, à vingt années de distance que tout, et jusqu'à tes passions, à tes sensations avait une énergie, un optimisme qui se sont depuis perdus? Illusion charmante que procure le récit rétrospectif d'une jeunesse: le monde n'était-il pas alors plus neuf, et ta sensibilité aussi? Charmant topos. Et jeune imbécile qui croyait en sa propre puissance, tout émerveillée d'essayer enfin ses jeunes forces dans les disputes intellectuelles, dans d'exaltantes entreprises de séduction. Tu étais enfin, croyais-tu, à ton affaire. Triompher dans les exercices rhétoriques, filer à grisante vitesse les doux nœuds de la problématique. Tout apprendre, tout connaître, tout conquérir par le libre jeu de l'esprit.
Une, donc. Pourquoi elle? Parce que, jeune imbécile, ton aventure avec elle te fit le même effet que tes lauriers scolaires. Un triomphe de la volonté, un prix d'excellence arraché de vive lutte dans la compétition féroce du libertinage.
N* était ce que le monde s'accorde à considérer une très belle femme. Tout, et jusqu'à l'austère clergé, soupirait après elle. Un canon. On t'a dit qu'elle avait fait la couverture d'un de ces magazines grand public dédiés au spectacle de la plastique féminine.
Il te vient un regret. C'est de l'avoir si peu connue au fond. Le seul portrait que tu sois capable d'en faire aujourd'hui est tout extérieur. Portrait sur papier glacé qui ne présente qu'une icône à fantasmes. Et au revers, les traits d'une belle intelligence… Pourtant, mais tu ne sais comment articuler cela, comment même le capturer dans les fragments de souvenirs qui t'en demeurent accessibles, elle était autre que cela… Confusément tu le sens, tu le sais, alors même que sa figure demeure sans épaisseur, comme sans substance…
Tu ne sais même plus comment tout a commencé, et par quelle manœuvre tu l'avais convaincue de t'accorder un rendez-vous. Par quel petit billet convoyé de voisin en voisin jusqu'à sa place. Car c'est un vrai roman épistolaire polyphonique qui se composait pendant les heures de cours dans les rangs de l'aile droite. Un condensé des Liaisons dangereuses, abâtardies de métaphysique allemande.
A écrire ce titre, la mémoire des circonstances, étrangement, te revient. Voilà, j'y suis. Tu poursuivais de tes assiduités épistolaires *** qui hésitait à céder à tes instances et pour se donner peut-être du temps ou compliquer l'intrigue te suggéra ou t'enjoignit (tu ne sais plus) la conquête de N*. Etait-ce là la condition de son assentiment à tes vœux? (Peut-être, car non longtemps après, en effet, elle se rendit à tes désirs.) Elle s'offrit même à s'entremettre entre toi et N*; N* qui lui aurait manifesté avoir à ton endroit de la curiosité, peut-être un possible goût, et plus si affinités. Il se peut que là où dans ta jeune vanité tu as cru emporter N*, ce soit elle qui subtilement t'ait amenée au point qu'elle méditait. (Tu croyais faire le siège d'une forteresse, et tu battais la campagne…)
Tu ne sais plus ce que *** lui écrivit (tu ne l'as peut-être jamais su), ni ce que tu communiquas à N*.
Quoi qu'il en ait été, un vendredi, veille de vacances (de Pâques, il te semble), après déjeuner, te voilà déambulant avec N* dans les rues du Quartier latin. Il t'en reste le souvenir des hommes qui se retournent sur votre passage, de ceux qui sifflent et de ton abasourdissement à tel spectacle. Et même de ton indignation. Si tu étais elle (mais évidemment, tu n'es pas elle), au lieu de subir pareil déferlement de grossièreté, tu ne te retiendrais pas d'aller claquer la gueule, une bonne fois pour toutes, de ces crétins. Manifestement, tu n'as pas l'habitude de causer des émeutes dans les rues. Tu n'as pas l'habitude encore, non plus, de te faire jeter des cafés pour conduite indécente par un serveur plus jaloux encore que scandalisé, ce qui vous arriva assez vite après que sur la banquette d'arrière-salle obscure d'un bar de l'Odéon vous aviez passé quelques moments à vous embrasser. Souvenir précis, ici, magnifiquement précis, de l'obstacle de ses dents à peine entrouvertes que N* jouait à opposer à ta langue.
Il était hors de question d'aller causer une émeute au jardin du Luxembourg. Les cafés n'étaient pas un bon plan. C'était une découverte aussi pour N* qu'une telle exclusion; d'habitude, te dit-elle, il n'y avait pas de problème; tu pointas à son intention la petite différence par rapport à l'habitude. (Précise, pour l'intelligibilité de ce récit, que tu portais à l'époque les cheveux extrêmement longs.) Elle te proposa enfin d'aller chez elle, non loin de Saint-Sulpice, pourvu que tu lui laissasses le temps de s'assurer qu'il ne s'y trouvait personne.
Tu te souviens l'avoir attendue en bas de l'immeuble, déchiffrant les titres de vieux livres à l'étal d'un bouquiniste, dans un état de mortelle terreur et excitation tout à la fois, car tu n'avais jamais envisagé que l'aventure allât si loin si vite. Tu avais calculé un flirt un peu poussé, or voici que se profilait la perspective d'une chambre, d'un lit. Et quelle figure y ferais-tu? Une panique stendhalienne s'insinuait dans tous tes membres. Pas un titre de livre ne faisait sens, et N* qui ne revenait pas. Peut-être reculait-elle aussi, l'immeuble avait-il une autre sortie et s'était-elle défilée tandis que tu compulsais d'abscons volumes d'antan en trompant le temps, l'attente. Ce soupçon qui t'effleura piquait ta vanité et ton orgueil tout ensemble. Impatience mortifiée, panique d'excitation… Égarements du cœur et de l'esprit.
Elle revint pourtant.
Dans la cuisine, sur une table, auprès d'une cage à oiseau posée sur un papier journal, il y avait un échiquier, une partie engagée. Dans la chambre, un piano.
And then what? Il ne servait de rien pour dompter ta panique de te dire que le monde entier aurait sans doute bien voulu se trouver à ta place. Il ne servait de rien non plus pour vaincre ta paralysie de fouetter ton orgueil et envisager l'exercice comme une épreuve de concours où il s'agit non seulement de bien faire mais d'exceller, et l'emporter sur le monde entier. Et quelle différence entre cela et une dissertation sur un sujet difficile?