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Then what? C'est là que cet indéfinissable qui fuit ton souvenir revient te hanter. Then, il y avait N* qui sans doute, à la différence de la jeune imbécile que tu étais, avait plus de sensualité et de tendresse que de vanité et probablement, en évitant de te prendre pour le monde entier, te sauva en dépit de toi-même de ton infernal orgueil et de ton libertinage de misère.

Tu déchiffres rétrospectivement, mais en négatif, tout ce que tu ne saurais dire ou décrire de N*. Quelque chose de sa subtilité, de sa qualité. Et que tu ne peux aujourd'hui ni dire, ni décrire car, jeune imbécile que tu étais, tu ne l'as pas perçu, même si tu n'as pas manqué d'y être, heureusement, sensible au moment où N*, dans sa grande douceur (car dans cette après-midi passée dans son lit, tout fut doux et subtil), t'en faisait la grâce.

Il te revient à l'esprit cet épisode comique des Confessions où, dans les bras de la superbe courtisane vénitienne dont le nom, il te semble, commence par un Z (comme celui, penses-tu soudain, de l'obscur objet du désir d'une nouvelle balzacienne), Jean-Jacques soudain dans un délire panique perd ses moyens. Et Z*, attristée et blessée, lui dit cette phrase dont il n'a tenu qu'à N* de t'épargner la sentence: Giacomo, lascia le donne, e studia la matematica.

[Nuit 8]

X

Elle avait donc une incroyable histoire à te raconter. Toutes ses histoires sont incroyables. *** a la passion de l'hyperbole, et ses hyperboles ne manquent jamais de te faire sourire et plaisir. Elles t'offrent le loisir de jouer et plaider la modération sage. Tu fais l'ange.

L'histoire était, de fait, purement romanesque. Revenue (elle vivait maintenant à N.Y. tout proche) sur le campus rendre visite à des amis d'une promotion immédiatement après la sienne (pourquoi n'était-elle pas venue te voir aussi à cette occasion? Tu devais être ailleurs, en vadrouille tu ne sais où…), *** s'était trouvée un soir en voiture avec une demi-douzaine d'étudiants. Et là, l'une d'entre eux avait raconté que dans son cours de sport, il y avait, chose rare, parmi quinze élèves, une prof, et qu'elle était incredibly cool, exciting et French. Et qui pouvait ce donc être parmi la faculté?… Car elle fréquentait le même cours de self-defense que toi, et te trouvait vraiment la plus cool de toutes, mais tellement cool et French et prof qu'inapprochable. L'exotisme incarné… N'était-ce pas wild?

Tu plaisantas un peu de cette déclaration qui te parvenait par ricochet et surprise. Tu t'enquis du nom de ton admiratrice. *** l'ignorait, c'était une rencontre de hasard, a friend of a friend. Tout cela très lointain. Une description peut-être? Mais il faisait nuit et la voiture était obscure et tout le monde empilé au retour d'une sortie. L'histoire incroyable, c'est qu'une inconnue soupirait après toi, sans doute depuis qu'elle avait eu l'occasion de t'envoyer au tatami pour ton instruction, ou encore de se défendre contre tes fraternelles tentatives de l'étrangler.

So, what are you gonna do? *** se proposait de rameuter ses amis du convoi fatidique et d'enquêter, de te révéler un nom. Mais pour qu'en faire? De telles aventures sont contraires à l'honneur professoral. *** objecta que l'étudiante ne suivait pas tes cours, il se trouvait simplement que vous fréquentiez la même classe de sport. Qu'enfin, on ne saurait t'accuser de harcèlement ni même de tentative de séduction en ce cas. N'étais-tu pas l'objet du désir? Casuistique, my friend, casuistique. Elle n'est pas ton étudiante mais qui dit qu'elle ne le deviendra pas? Et puis, ce n'est pas raisonnable, vraiment, en conscience, de céder comme cela à un crush passager et irréfléchi, pur effet de la transgression imaginaire d'une frontière institutionnelle. Tu étais flattée, terriblement, qu'une étudiante te trouve cool au point de craquer pour toi, mais en l'occurrence, que satisferais-tu? ta vanité?

*** te jugeait bien sévère. L'inconnue se consumait de passion en silence! C'est bien cruel, mais ça ne dure jamais… Et puis, de quoi aurais-tu l'air? En plein milieu d'un assaut, si possible une pédagogique simulation de tentative de viol, lui glissant à l'oreille: «So you think l'm cool? Shall we do it for real?»

Ridicule.

Et de fait, tu riais beaucoup, assise par terre sur le parquet au milieu de ton living-room parfaitement vide et zen où tu répétais tous les jours tes katas et t'infligeais quelques étirements, quelques pompes. La conversation téléphonique glissa à d'autres histoires incroyables et se termina sur ta profession d'incrédulité.

Tu avais cependant de la curiosité. Tu passas cette nuit-là en revue mentalement avant de t'endormir les participantes de ce cours de self-defense for women. Tentas de te ressouvenir d'événements qui eussent pu trahir à l'interprétation rétrospective le sentiment dont il avait été fait aveu si hyperbolique (mais peut-être l'hyperbole était-elle le fait de la narratrice et non du personnage de cette incroyable histoire) et si public dans une voiture pleine d'inconnus. C'était comique: tu étais la dernière personne à savoir, et par accident encore, l'intérêt qu'on te portait.

Puis tu n'y pensas plus jusqu'au moment, deux ou trois jours après, de te changer pour te rendre au gymnase. Tu te changeais toujours dans ton bureau, évitant ainsi à ta pudeur la promiscuité des vestiaires. Tu avais plaisir aussi à marcher comme cela en kimono sous les arbres du campus. C'était habiter le lieu d'une certaine manière, faire mieux que simplement le traverser comme on est condamné à traverser par exemple les universités françaises. Tu compris ce soir-là en te dépouillant de tes habits et en revêtant ton uniforme que ce rituel avait eu aussi pour fonction de te donner le temps de ta métamorphose de prof qui reçoit gravement aux heures de bureau, en élève prête à s'exercer au corps à corps martial avec d'autres. Tu repensas en nouant ta ceinture à l'inconnue qui, en dépit de ta métamorphose, discernait toujours le prof et le frog sous l'uniforme de l'élève. Et, marchant sous les arbres, tu te promis de prêter ce soir une attention sans faille à tous vos gestes et de tâcher, sans pour autant rien trahir de ta part, de déceler sous l'uniforme l'inconnue du désir.

Ce cours de self-defense était une bien intéressante affaire. On s'y battait sous la direction d'une sensei très remarquable: petite, pas mince, noire élevée dans le Bronx, vivant dans le Bronx, ceinture noire de jiu-jitsu, et merveilleusement capable d'inspirer de la combativité et du courage aux plus timorées des jeunes filles bien élevées qui formaient une part importante de la classe.

Vert paradis de féminisme sympathique, aux méthodes pragmatiques: on y disséquait toutes les situations d'agression qui se peuvent rencontrer, que la visée en fût la bourse, la vertu ou la vie. Analyser, inventer les parades. Mimer l'affrontement s'il était la seule stratégie jouable. A tour de rôle, chacune se faisait victime ou agresseur. Le corps à corps était franc mais plein de prévenance et de précautions. Au point qu'en fin de semestre et pour confronter sa classe à des situations plus musculeuses et des adversaires moins délicats, sensei invitait l'équipe de football américain de l'université à venir servir d'agresseurs.